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Dr Jekyll et Mr Hyde: les masques de la moralité

par | 17 Sep 2024 | Tribunes | 0 commentaires

Société

Jekyll et Hyde: les masques de la moralité

Photo de couverture: affiche du film (détail) « Dr. Jekyll and Mr. Hyde » de Rouben Mamoulian (1931)

(En prolongement de notre analyse précédente sur le poids du patriarcat dans l’affaire de Mazan, nous cherchons à approfondir ici la réflexion sur la nature humaine et la dualité morale, à travers le prisme littéraire de l’œuvre de Robert Louis Stevenson.)

Loin d’être un simple cas de faits divers abominable, l’affaire de Mazan invite à un questionnement tant philosophique que sociale appuyée sur les interrogations que soulèvent les pulsions humaines enfouies sous la surface de la normalité. Cette réflexion, l’écrivain écossais Robert Louis Stevenson s’y était confronté en son temps à travers son roman L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde.

Par Steve Lauper

Viol et pouvoir: le poids du patriarcat dans l'affaire de Mazan

L’affaire des viols de Mazan continue de secouer la France, non seulement par la gravité des actes perpétrés, mais aussi par la banalité des individus impliqués : pompiers, conseillers municipaux, retraités. Comment de telles personnes, apparemment bien intégrées dans la société, peuvent-elles commettre des atrocités indicibles ? Cette interrogation met en lumière la dualité humaine, une réflexion universelle que l’on retrouve dans la littérature et la philosophie. Cette affaire, pose des questions fondamentales sur la nature humaine, questions que Robert Louis Stevenson avait brillamment explorées dans son roman L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde(1).

Le « bon » docteur et son double maléfique

Dans l’œuvre de Stevenson, le Dr Jekyll est un homme respectable, bienveillant et socialement intégré. Pourtant, à mesure qu’il se confronte à ses désirs refoulés et à ses frustrations, il crée une potion lui permettant de se libérer de ses inhibitions morales. Le résultat est la naissance de Mr Hyde, une créature sans conscience ni remords, qui s’abandonne à des pulsions violentes et destructrices. Jekyll, animé par une curiosité avide et une ambition démesurée, finit par perdre le contrôle de cette dualité,  devenant ainsi prisonnier de sa propre création.

L’histoire de Jekyll et Hyde illustre la lutte universelle entre le Bien et le Mal, qui existe en chaque être humain. Nous avons tous une part de lumière et une part d’ombre, ce que Carl Jung appelait l’« ombre » psychologique (2) : cet aspect de nous-mêmes que nous préférons ignorer, mais qui peut se manifester de manière incontrôlée si elle est réprimée trop longtemps. Cette dynamique fait écho à la théorie du refoulement (3) de Sigmund Freud, selon laquelle les pulsions et désirs inconscients, refoulés par les normes sociales et morales, finissent par émerger sous des formes déviantes si elles ne sont pas reconnues et intégrées.

Cette dualité est également présente dans le cas des violeurs de Mazan : des hommes ayant mené une vie en apparence normale et « banale », qui, dans l’intimité et l’ombre, se sont livrés aux pires atrocités. Comme Jekyll, ils avaient une double vie, mais contrairement à lui, leurs actes ne sont pas nés d’un désir de dissocier leur part sombre pour mieux la maîtriser, mais résulte bien d’un abandon complet à leurs pulsions.

Pouvoir et responsabilité individuelle

L’une des questions fondamentales soulevées par le roman de Stevenson est celle de la responsabilité individuelle. Jekyll n’est pas tout à fait innocent : il a volontairement créé Hyde, dans l’espoir de pouvoir se laisser aller à ses désirs sans en subir les conséquences. Pourtant, à mesure que Hyde prend le dessus, Jekyll devient de plus en plus impuissant face à ce monstre intérieur. Finalement, Hyde n’est pas un simple alter ego, mais bien une part intégrante de Jekyll. Ils ne sont pas deux êtres séparés, mais deux facettes d’une même personne, unies dans une relation de dépendance.

Dans l’affaire des viols de Mazan également, on peut se poser la question de la responsabilité morale des accusés. Pendant près d’une décennie, Dominique Pélicot et ses complices, sous le masque de la respectabilité, ont drogué et violé Gisèle Pélicot, profitant de son état d’inconscience pour perpétrer leurs crimes. Comme Hyde, ils ont agi dans l’ombre, exploitant la vulnérabilité de leur victime, et tout comme Jekyll, ces hommes semblaient dissocier leur vie publique de leurs actes privés. Le procès de Pélicot et de ses complices pose une question similaire à celle soulevée par Stevenson : jusqu’à quel point pouvons-nous choisir de réprimer ou de libérer nos pulsions destructrices avant de perdre tout contrôle ?

L’universalité de L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde réside dans le fait que la dualité entre le Bien et le Mal n’est pas confinée à un personnage isolé, mais fait partie intégrante de l’expérience humaine elle-même. Stevenson ne se contente pas de peindre un tableau du conflit intérieur de Jekyll ; il illustre une vérité plus vaste : personne n’est entièrement bon ou entièrement mauvais. Chaque individu est « un champ de bataille » où ces deux forces s’affrontent en permanence. L’équilibre entre ces forces est souvent maintenu par des facteurs externes comme les normes sociales, les lois, et les principes moraux.

Dans la vie quotidienne, ces structures nous aident à réguler nos comportements et à maintenir une certaine cohérence entre nos actions et nos valeurs. Cependant, ce fragile équilibre peut se désintégrer lorsque les normes sociales s’affaiblissent ou sont ignorées délibérément. C’est précisément ce phénomène qui est mis en lumière dans l’affaire des viols de Mazan.

Viol et pouvroir: le poids du patriarcat dans l'affaire de Mazan

Les Anges du Bien et du Mal – William Blake (1795, huile sur toile)

Nos parts d’ombre refoulées

Ce contraste entre la normalité apparente et la monstruosité des actes se retrouve globalement dans notre société contemporaine. La façade respectable des criminels de Mazan dissimulait une cruauté insoupçonnée. Ce paradoxe met en lumière une question fondamentale : comment des individus, apparemment intégrés et conformes aux attentes sociales, peuvent-ils perpétrer de telles atrocités en secret ? Ce phénomène interroge la manière dont nous percevons et jugeons les autres, souvent en nous fiant à leur statut social ou à leur apparence extérieure.

La théorie du refoulement de Sigmund Freud éclaire en partie cette énigme : ce qui est réprimé dans l’inconscient, souvent des désirs inavouables ou des frustrations profondes, finit par se manifester sous des formes déviantes, lorsque les inhibitions cèdent ou que les circonstances permettent leur expression. Les criminels de Mazan vivaient dans un monde où leurs pulsions pouvaient se manifester loin du regard public, révélant une fracture entre leur vie publique et leur réalité intérieure. Leur « Hyde » intérieur a pu émerger, caché derrière une apparence socialement acceptable.

Cela soulève des questions plus larges sur la société elle-même. Nos institutions, qui sont censées garantir la sécurité et la justice, ne sont-elles pas parfois complices de ces comportements en fermant les yeux sur les signes avant-coureurs ? Les normes sociales, les statuts professionnels ou familiaux, agissent parfois comme des écrans de fumée qui dissimulent la part d’ombre en chaque individu. Le Dr Jekyll de Stevenson devient peu à peu esclave de son alter ego Mr Hyde, une incarnation de ses désirs refoulés. De la même manière, les individus peuvent, en société, s’efforcer de maintenir une image irréprochable tout en cachant des désirs et des pulsions inavouables.

Il faut ajouter que cette lutte entre le Bien et le Mal ne concerne pas uniquement les criminels, mais qu’elle touche l’humanité dans son ensemble. Chacun de nous, dans sa vie quotidienne, est confronté à cette dualité. Que ce soit à travers des actes de violence visibles ou des formes plus subtiles comme la domination sociale (4) ou les micro-agressions (5), il existe toujours un moment où les tensions entre notre côté lumineux et notre côté sombre se manifestent.

Ces tensions sont généralement contenues par les règles sociales, la morale ou les contraintes extérieures ; parfois, elles se libèrent sous des formes destructrices. Dans des situations d’isolement ou de pouvoir non régulé, nos parts d’ombre peuvent prendre le dessus, laissant place à des comportements que la personne elle-même n’aurait jamais imaginé.  Cette complexité humaine, Steveson l’a brillamment saisie à travers son œuvre, et l’affaire des viols de Mazan en est un tragique exemple contemporain. Cette affaire, bien plus qu’un simple cas criminel, nous invite à réfléchir sur notre tendance, à la fois individuelle et collective, à fermer les yeux sur nos parts d’ombre ou à chercher des justifications rationnelles qui atténuent leur gravité, plutôt que de les confronter directement.

Ainsi, cette lutte intérieure entre Jekyll et Hyde emblème de nos tiraillements moraux, peut se révéler non seulement à travers des actes extrêmes, tels que ceux de Mazan, mais aussi dans nos actions quotidiennes. Cette dualité se manifeste souvent de manière subtile et insidieuse, que ce soit dans la manière dont nous interagissons avec les autres ou face à nos propres contradictions et désirs refoulés.

Jekyll et Hyde: les masques de la moralité

Lâchété ou loyauté?

Tout au long du roman L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, la loyauté et l’amitié jouent un rôle crucial dans le développement de l’intrigue. Mr Utterson, l’ami avocat de Jekyll, incarne cette loyauté inébranlable. En tant que rationaliste et détective amateur, Utterson est profondément attaché à son ami. Malgré ses doutes croissants sur la conduite de Jekyll et ses soupçons grandissants à propos de Mr Hyde, il choisit de garder ses découvertes secrètes, croyant que ses actions sont motivées par le souci du bien-être de son ami. Utterson est prêt à ignorer des signes inquiétants et à continuer de protéger Jekyll, même au prix de sa propre tranquillité d’esprit.

Ce dévouement pour Jekyll, malgré les indices de son comportement étrange et inquiétant, met en lumière un aspect complexe de l’amitié et de la loyauté : la tendance à fermer les yeux sur les défauts et les transgressions d’un proche, par crainte de détruire une relation précieuse ou de compromettre la réputation de l’ami. Utterson, par sa fidélité, joue un rôle clé dans le maintien du secret de Jekyll, même si cela le conduit à ignorer des signes alarmants.

Ce parallèle pourrait être tracé avec les protagonistes de l’affaire des viols de Mazan. De nombreux individus impliqués, ainsi que ceux qui étaient au courant ou suspects, n’ont jamais dénoncé les crimes. Les relations « d’amitié », de loyauté ou de complicité ont permis à ces actes horribles de rester cachés pendant longtemps. Tout comme Utterson a choisi de ne pas interroger trop profondément les aspects inquiétants du comportement de Jekyll, il semble que dans le cas des violeurs de Mazan, où il n’est aucunement question de loyauté, un mélange de lâcheté, de peur, et de négligence a contribué à masquer la vérité et à protéger les coupables.

Ainsi, l’attitude d’Utterson révèle une dimension plus large de la psychologie humaine et des dynamiques sociales : la difficulté de dénoncer les actes répréhensibles lorsqu’ils sont commis par ceux que nous chérissons ou respectons, et le rôle que la loyauté et la complicité peuvent jouer dans la perpétuation de la criminalité. Cette réflexion sur la nature humaine et la moralité se trouve au cœur de l’œuvre de Stevenson et trouve un écho poignant dans des affaires contemporaines comme celle des viols de Mazan.

Conclusion: une prise de conscience?

Le procès de Dominique Pélicot et de ses complices, ouvert en septembre 2024, ne se limite pas à une simple quête de justice pour les victimes des viols de Mazan. Il représente également un moment de réflexion profonde sur la dualité humaine, le thème central dans L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Robert Louis Stevenson. À l’instar de Jekyll, qui a tenté de contrôler et de contenir son alter ego, Mr Hyde, sans succès, nous sommes confrontés à la complexité de gérer notre propre dualité intérieure.

Le roman de Stevenson nous montre que la séparation entre le Bien et le Mal est souvent plus ténue qu’il n’y paraît, révélant ainsi l’ambivalence inhérente à la nature humaine, où des forces contraires se côtoient et s’entremêlent constamment. Jekyll, en cherchant à séparer ses deux natures, découvre que les deux aspects de son être sont inextricablement liés et ne peuvent être complètement dissociés. Ce principe est pertinent dans notre réflexion sur les actes horribles commis dans l’affaire des viols de Mazan. Les individus impliqués, apparemment respectables et parfaitement intégrés dans la société, ont révélé que même les personnes les plus ordinaires peuvent être enclines à des comportements monstrueux lorsqu’elles cèdent à leurs pulsions refoulées.

Le procès de Pélicot et de ses complices offre ainsi une occasion de réfléchir à la manière dont nous percevons et confrontons la dualité humaine. Il nous invite à reconnaître que chaque individu porte en lui une capacité potentielle pour le bien comme pour le mal. La ligne qui sépare ces deux pôles est souvent floue, et les actions humaines ne se rangent pas toujours facilement dans des catégories simples de moralité.

En fin de compte, L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde nous rappelle que la gestion de notre propre dualité est essentielle pour éviter qu’elle ne se transforme en actes destructeurs. Ce n’est pas tant une question de savoir si nous possédons une part d’ombre, mais de comprendre comment nous choisissons de l’affronter et de la réconcilier avec notre côté « lumineux ». Ignorer ou refouler cette dualité peut avoir des conséquences catastrophiques, comme le montre tragiquement l’affaire de Mazan.

Ainsi, l’affaire des viols de Mazan et les enseignements de Stevenson nous encouragent à interroger en profondeur les fondements de la justice et de la responsabilité morale. Il est crucial de ne pas seulement juger les actes des individus, mais aussi de réfléchir à comment les structures sociales et les mécanismes de justice peuvent prévenir de telles tragédies. En confrontant nos propres parts d’ombres et en examinant les systèmes qui permettent à ces dualités de se manifester de manière destructrice, nous pouvons espérer avancer vers une société plus juste, lucide et consciente de ses contradictions.

(1) « To hide » en anglais signifie « cacher ».

(2) L’ombre est une partie de la psyché formée de la part individuelle qui ne se connaît pas elle-même, et dont l’existence même est souvent ignorée. C’est l’un des principaux archétypes décrits par Carl Gustav Jung dans le cadre de sa psychologie analytique.

(3) Le refoulement est un concept essentiel en psychanalyse, et rassemble tous les processus inconscients qui vont venir bloquer les pensées et les émotions que la partie consciente juge comme négatives.

(4) La domination est un processus en sciences sociales qui engendre une situation dans laquelle une identité sociale (individu ou institution) est en position d’imposer son autorité.

(5) Une micro-agression désigne un comportement ou un propos d’apparence banale exprimé envers une personne issue d’une communauté marginalisée ou envers toute cette communauté, et qui est perçu comme dénigrant par celle-ci. 

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Steve Lauper

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