Humanité(s)-Vers une culture de la rencontre

HUMANITÉ(S)

Croisement heureux entre deux Humanité(s)

Croisement heureux entre deux Humanité(s)

Arts plastiques

Croisement heureux entre deux Humanité(s)

Sur l’île de La Réunion, dans l’océan Indien, une sculpture porte le nom d’Humanité(s. Son auteur, Xavier Daniel, un artiste plasticien né à Rouen, nous a contacté cet été. Récit.

Par Steve Lauper

Il y a quelques semaines, j’ai reçu un message inattendu de l’artiste Xavier Daniel, basé à La Réunion. Dans son message, simple et cordial, il attirait mon attention sur une coïncidence frappante : l’une de ses œuvres porte le même nom que notre projet, Humanité(s. Bien que nos créations aient vu le jour indépendamment, une petite différence subsiste : l’absence de la deuxième parenthèse dans le titre de son œuvre. Cette subtile variation n’atténue en rien la concordance singulière entre nos travaux respectifs, qui semblent se rencontrer presque par hasard, illustrant la convergence de nos visions artistiques.

Xavier Daniel a noté avec bienveillance cette « résonance heureuse de nos engagements » et exprimé sa satisfaction de voir nos projets se croiser, malgré la distance géographique qui nous sépare. C’est dans cet esprit de dialogue et de respect mutuel que je souhaite, inspiré en grande partie par les informations trouvées sur le site web de l’artiste(1), rendre hommage à son travail en y faisant référence dans notre projet Humanité(s, tout en espérant qu’un jour, il accepte de relever le défi du portrait. Ce clin d’œil symbolique tisse un lien entre nos deux démarches artistiques.

Xavier Daniel est un artiste plasticien qui a choisi de prendre racine dans la terre de La Réunion. Né en 1968 à Rouen, fils d’architecte, il a commencé par des études en sciences physiques, tout en nourrissant une passion pour la photographie et le dessin. Son installation sur l’île de l’océan indien en 1996 marque un tournant décisif dans son parcours artistique. Inscrit à l’École des Beaux-Arts, il y obtient un diplôme national d’arts plastiques (DNAP), confirmant ainsi sa vocation d’artiste. Depuis, il enrichit le paysage artistique réunionnais avec ses créations in situ, tout en menant des ateliers, des résidences de création, et en exposant à La Réunion, mais aussi en Chine, au Japon et en métropole.

Jean Monnet: le monde appartient aux audacieux

Le parcours de Xavier Daniel, bien que diversifié, reste cohérent. Il explore des disciplines variées—dessin, peinture, écriture, sculpture—qui accompagnent son cheminement artistique. Ce dernier se cristallise dans les années 2000 avec l’exposition Cheminement(s et la création de l’association éponyme. En 2006, il co-fonde Art Marron, un projet où l’espace public et le contexte d’exposition deviennent centraux, ouvrant la voie à son travail sur les notions d’installation et d’in situ.

C’est dans cette dynamique que s’inscrit Humanité(s, une œuvre majeure conçue pour la place des Droits de l’Homme et de la Laïcité à Champ-Fleuri, un quartier de Saint-Denis de de La Réunion, inaugurée en décembre 2016. Comme dans les œuvres précédentes de l’artiste —Portail(s) Mozambique-Réunion (2010), Portail(s) Maurice-Réunion (2012), Réunion (2013), Domaine de Chamarande (2013), et Interface(s) (Festival Zétinsel, Arboretum de l’Entre-Deux, 2014)—Humanité(s explore la relation entre l’homme et son environnement, dans une quête esthétique et symbolique.

Au sol, quatre figures géométriques marquent les angles d’un grand carré, orientées vers les quatre points cardinaux rappelant les origines diverses du peuplement de l’île : l’Inde, l’Europe, la Chine et l’Afrique. Ces figures, creusées dans la terre, révèlent des parois tapissées de lamelles de bois de goyavier, méticuleusement tressées et imbriquées, protégées par une vitre qui les préserve comme des joyaux enfouis. Leur apparence, semblable à des diamants facettés, renforce leur dimension symbolique.

Cette sculpture originale, de 4 mètres d’envergure pour 7 mètres de haut, intégrée à la pelouse, sert de support à la devise de la République française « Liberté, Égalité, Fraternité », à laquelle a été ajouté un quatrième mot : « Laïcité ». Orientée selon un plan de base qui suit les axes Nord-Sud/Est-Ouest, comme une boussole ou un cadran solaire, elle fait référence aux directions des quatre continents à l’origine du peuplement de l’île. Simultanément, Humanité(s se situe à la croisée des Archives départementales, lieu de mémoire, du Tribunal judiciaire, lieu d’exercice du droit, et du TÉAT Champ Fleuri, espace de diffusion de la culture.

Ces formes convergent vers un cercle central, d’où s’élèvent en bouquet irrégulier des chaumes de bambou et de métal. Gravés sur ces chaumes, des pronoms anonymes remplacent les noms, symbolisant les individus qui composent la mosaïque humaine de cette île diverse et métisse.

À l’instar des mandalas d’Extrême-Orient, Humanité(s invite à la contemplation et à la méditation, offrant un espace « chamanique et magique ». L’œuvre oriente le regard vers l’extérieur, tel une boussole, tout en concentrant « l’élan vital » en son centre, illustrant ainsi la richesse et la diversité de l’histoire de La Réunion.

Jean Monnet: le monde appartient aux audacieux
Jean Monnet: le monde appartient aux audacieux

Humanité(s

Installation in Situ

Acier, Verre, Bois de Goyavier, Terres, Lumière, Mots – 4 x 4 x 7 m – 12017

Commande publique

Île tropicale située dans le sud-ouest de l’océan Indien, La Réunion est une terre façonnée par les migrations et les échanges maritimes. Xavier Daniel matérialise ce rayonnement à grande échelle à travers son œuvre Humanité(s, qui, par ses pointes de diamant orientées vers les quatre continents d’origine des populations réunionnaises, exprime cette diversité tissée au fil des siècles. L’élévation des chaumes de bambou, qui s’élancent vers le ciel, symbolise quant à elle la croissance continue et l’aspiration vers l’avenir de cette île en perpétuelle évolution.

Dans Humanité(s, comme dans l’ensemble de son œuvre, Xavier Daniel invite à réfléchir sur la relation entre l’homme et la terre, entre les origines et le devenir. Il célèbre la richesse culturelle de La Réunion, tout en rappelant que l’histoire humaine est faite de rencontres, de dialogues et de métissages. Ainsi, la coïncidence entre le titre de son œuvre et celui de notre projet prend un sens plus profond : elle devient un symbole de la convergence de nos démarches artistiques, toutes deux dédiées à l’exploration de l’humanité dans sa diversité et sa complexité.

Que ce clin d’œil puisse être le début d’un dialogue plus vaste entre nos œuvres respectives, un dialogue qui, je l’espère, se poursuivra au-delà des mers qui nous séparent.

Steve Lauper

Repères biographiques:

Xavier Daniel est un artiste plasticien vivant à La Réunion. Né en 1968 à Rouen, fils d’architecte, il suit d’abord des études en sciences physiques, tout en pratiquant en autodidacte la photographie et le dessin. Il s’installe à La Réunion en 1996 et s’inscrit à l’Ecole des Beaux Art qui le mènera à l’obtention d’un DNAP. IL vit depuis de sa production artistique, mène des ateliers et des résidences de création, expose à La Réunion, dans la zone Océan Indien, en Chine, en Métropole, au Japon.

Le parcours artistique de Xavier Daniel est à la fois diversifié et cohérent. La pratique du dessin, de la peinture, de l’écriture, de la sculpture accompagne l’ensemble de sa démarche qui se cristallise dans les années 2000 avec l’exposition Cheminement(s et la création de l’association éponyme. C’est ensuite avec art marron, co-fondé en 2006, que la prise en compte de l’espace public et du contexte d’exposition prend de l’importance dans la démarche du plasticien autour des notions d’installations et d’in situ.

Céline Boniol

Pour en savoir plus

Le site web de l'artiste Xavier Daniel

xavierdaniel.com

Le site web de l’artiste Xavier Daniel

Le site "Document d'artistes de la Réunion"

https://ddalareunion.org/fr/artistes/xavier-daniel/oeuvres/humanite-s

Page du site web « Documents d’artistes de la Réunion » consacré à l’artiste

HEOL – Astre en fuite vers le mystère

HEOL – Astre en fuite vers le mystère

Astre en fuite vers le mystère

 

Cet artiste breton, qui peint au gré des vibrations de son corps, veut donner plus de profondeur à son art et, peut-être, irradier nos mémoires.

Texte Guilhem Dargnies – Photos Steve Lauper

Aux premiers beaux jours de l’année dernière, me voilà installé à la terrasse d’une brasserie dans le quartier des Abbesses, à Paris. J’ai les yeux plongés dans un roman et le palais plein d’un goût de café râpeux. Deux types s’asseyent à côté de moi et se mettent bientôt à fumer. Ça me gêne. Légère altercation dont je suis incapable de restituer le déroulé exact. L’homme à ma gauche perçoit mon irritation, « ça vous dérange ? » – « Heu… ouais ». Ou bien c’est moi qui, les regardant tour à tour dans les yeux, retiens un rire nerveux, « Désolé les gars, la fumée de cigarette, j’ai vraiment du mal ! » « Ah ok. Bah, je vais la tenir de l’autre main, alors ! »

Ce n’était pas un prétexte à la discussion et cependant un échange s’en est suivi. Ces gars-là, j’ai voulu leur parler, ou plutôt qu’eux me parlent. Ils m’intriguaient. Deux grands blonds un peu plus âgés que moi, celui qui me faisait face était un peu plus petit de taille que l’autre et avait le visage plus rond, impossible de les décrire davantage tant le souvenir que j’ai d’eux est flou. Ce dont je me rappelle néanmoins, cette fois avec une netteté suspecte, c’est de les avoir enviés franchement, à cause de l’air de tranquillité qu’ils dégageaient qui m’a d’abord déconcerté. Qui donc étaient-ils, ces deux types-là ?

 

Des taches de peinture sur les mains

Celui assis à côté de moi, surtout, me faisait l’effet d’un Corto Maltese qui aurait reniflé l’humus plus souvent que l’iode. Je l’apprendrai par la suite, Heol – c’est son vrai prénom ; en breton, cela signifie « soleil » – a grandi dans le Finistère. À Morlaix, une ville tournée vers la terre si l’on en croit le tracé de la route nationale qui la contourne. Depuis, notre homme a quitté ce département qui ancre l’Hexagone dans l’Atlantique nord, mais il n’a pas abandonné l’intérieur des terres bretonnes… Ou plutôt il est y revenu, après quelques péripéties autour du monde.

Cette pensée me traverse l’esprit alors que me revient à la mémoire une image de cette toute première entrevue à la terrasse du quartier des Abbesses. Heol avait des taches de peinture sur les mains. Du bleu, du jaune, du rose, signes que lui-même et son collègue ne mentaient pas lorsqu’ils se sont présentés comme des artistes. Mais ce qui acheva de m’en convaincre, ce fut cette réplique de mon voisin de table : « Je peindrai jusqu’au bout. Jusqu’à ne plus pouvoir utiliser mes yeux pour voir les couleurs ».

Ça a jeté un trouble en moi. D’abord parce qu’en une seule phrase, il a exprimé clairement et sans hésitation pourquoi il vit ; moi, je cherche encore. Ensuite parce que je perçus aussitôt l’abîme qui me séparait de lui au sujet de la peinture, outre le fait que lui peignît et moi non. Car si ma sensibilité à l’art pictural n’est pas encore formée, la sienne m’a d’emblée paru vibrer à un point que mon imagination peinait à concevoir.

Si ma perception d’Heol se révélait conforme à la réalité, cela faisait de lui, à mes yeux, un être à part. Un peu comme s’il détenait une clé que je n’ai jamais possédée, celle des surfaces planes où un être humain a exprimé ou tenté d’exprimer ce qu’il ressent. J’entrevis soudain une possibilité inédite pour moi. Par son intermédiaire, je pourrais peut-être explorer d’autres univers spirituels que le seul pan d’intériorité où me tenait reclus presque jusque-là la dimension religieuse de mon existence. Mais les mots de ce questionnement sont venus avec le temps tandis que, sur le moment, prédominait mon étonnement : ce pouvait-il que j’aie affaire à un homme heureux ? Vraiment heureux, je veux dire…

Une rue de Montmartre

Fantôme sur les toits de Paris

Interloqué, je lui adressai donc mille questions, sans parvenir à les formuler autrement que par le regard. De quelles couleurs tu parles ? Qu’est-ce qu’elles te font, ces couleurs ? Ça te fait quoi de les étaler sur la toile ? Si tu ne pouvais plus voir, qu’est-ce qu’il se passerait ? … Raconte-moi. Raconte-moi tout. Mais comme on ne se connaissait pas et que je n’invite pas le premier venu à la confidence, je suis resté muet.

Il était temps pour Heol et son camarade de se mettre en route. Les deux hommes ont payé leurs consommations, m’ont salué et je les ai vus s’éloigner en direction, j’imagine, d’une camionnette ou d’un entrepôt à la recherche de quelques pots de couleur à hisser sur le toit d’un immeuble du XVIIIème arrondissement de la capitale. Une nouvelle séance de peinture murale les attendait. Une de plus pour eux. Et pour moi… une première qui n’a pas eu lieu. J’aurais certainement accepté de les suivre s’ils me l’avaient proposé. Ce baptême de la couleur, je n’ai pas osé le demander !

Plus tard, sur les réseaux sociaux, j’ai vu une photo du travail que les deux peintres effectuèrent cet après-midi-là. Ils avaient recouvert de leur art un pignon, « Fantôme sur les toits de Paris. Avec le peintre Oji. Rue Lepic ». Sur le plâtre, au sommet d’un immeuble de la colline de Montmartre, ils avaient représenté une colonne d’ouvriers agricoles vus de profil traçant un sillon au milieu d’une sorte de champ de maïs. Ces teintes d’ocre, de bleus et de mauve, étalées sur l’enduit, c’était un peu comme un feu d’artifice en plein jour. Je n’avais pas soif et pourtant j’ai été désaltéré.

C’est donc un fait : les couleurs ont le pouvoir d’estomper mes brumes intérieures. Momentanément, du moins. Car pour moi qui savoure en spectateur la fresque murale photographiée, ça ne dure qu’un instant. Qu’en est-il pour ses créateurs ? Heol est-il l’homme comblé que j’imagine ?

Avec cette question dans un coin de la tête, j’ai voulu recontacter le peintre croisé aux Abbesses, plusieurs mois plus tard. Entretemps, le projet Humanité(s) avait démarré. Et des quelques peintres dont j’avais pu croiser la route, Heol était le seul à mes yeux à faire à ce point la part belle dans son travail à ce qu’il ressent. « Jusqu’à ne plus pouvoir utiliser mes yeux pour voir les couleurs », avait-il dit. Au-delà des mots, le ton passionné qu’il employa pour le dire m’avait instantanément mis sur cette piste : chez Heol, le cerveau lâche la bride aux tripes qui commandent au pinceau.

Féérie en noir et blanc

À cause de cette dimension charnelle, sans doute, j’ai eu toutes les peines à retrouver le contact de celui qui était alors pour moi le peintre des Abbesses. J’ai eu beau fouiller mes comptes en ligne, Instagram, Facebook, Messenger, rien n’y faisait… Plus de trace de cet artiste qui m’avait fait tant d’effet en une seule phrase. Les moteurs de recherche ne donnaient rien non plus. Je me rappelais bien avoir vu passer une fresque peinte avec les élèves d’une école primaire. Nouvelle requête en ligne. Toujours rien. Je désespérais au point de renoncer.

Lorsque la lumière jaillit. Je repris ma recherche, cette fois-ci avec un nouveau mot-clé. « Heol ». Immédiatement, je retrouvai les textos échangés avec l’artiste breton. Ouf ! Mes tentatives avaient échoué jusque-là parce que j’avais rajouté un « s » initial à son prénom. Sheol. « Terme hébraïque intraduisible désignant le séjour des morts, la tombe commune de l’humanité, le puits, sans vraiment pouvoir statuer s’il s’agit ou non d’un au-delà »1. D’où me vient que j’associe aux ténèbres et à la mort ce qui doit se jouer au niveau du corps ? Cette bizarrerie m’amuse autant qu’elle me stupéfie !Lorsque le peintre breton passe à Paris, la fois suivante, c’est pour un spectacle pour enfants, Naïko, qu’il donne avec trois de ses amis artistes. Une féérie en noir et blanc mêlant musique, dessin et décors de carton-pâte filmés en temps réel : le spectateur assiste au défilement d’images animées en train de se faire. Racontée sans paroles, l’histoire est celle d’une petite fille dont les jours paisibles à la campagne auprès de ses grands-parents sont bientôt troublés par des engins de chantier bruyants et pollueurs. Temps d’échange avec le public à la fin de la représentation. « Pourquoi les camions ils détruisent les arbres ? ». Et Heol de répondre sans filtre au bambin, quoiqu’avec ces mots choisis. « Bah tu sais, quelques fois, les hommes, ils croient bien faire en prenant dans la nature ce dont ils pensent avoir besoin pour vivre ! »

J’ai beaucoup aimé cette réponse à hauteur d’enfant qui me laisse l’impression, maintenant que j’y repense, qu’Heol parle comme il peint. Du dedans. De cette façon, il offrait à son très jeune interlocuteur une ouverture vers cet horizon de croissance où nos semblables ont la possibilité de se positionner face au monde. Si un jour je deviens papa, j’aimerais que ce souvenir inspire ma façon d’échanger avec le petit être qui pourrait être né de la femme que j’aime.

Sur le moment, néanmoins, je n’ai pu m’empêcher de rire intérieurement. Parce qu’Heol s’est exprimé avec… un dépit aussi inattendu que l’éclat d’une énorme bulle d’air à la surface d’une eau calme. Il n’a aucunement dissimulé ce sentiment et le garçonnet l’a certainement perçu. Ça a un peu rompu la poésie du spectacle, mais l’authenticité des adultes peut bien valoir la déception d’un enfant. Un bambin n’a-t-il pas droit, lui aussi, à ce qu’on lui dise ce que l’on sent et que l’on pense ? C’est drôle, quand même, parce que j’imagine le môme interloqué. Lui arracher des mains un cornet de glace, croquer dans la vanille et lui fourrer le nez dedans aurait eu le même effet !

1 Source: Wikipedia

Site de web des production « Artoutai »:

https://www.artoutai.com/portfolio_page/naiko/

Un dépit teinté d’amertume

Comme Naïko, la petite fille du spectacle, les êtres humains entendent quelques fois communier avec la nature et en rester là : ils n’apprécient pas qu’un événement bouscule leur insouciance. Alors quand leur naît un rejeton neuf mois plus tard, celui-ci les place malgré eux devant des responsabilités qu’ils n’ont pas vraiment choisies. Leur monde s’écroule. Ils se révèlent incapables d’embrasser, au creux de leur existence, cette dimension nouvelle et vertigineuse qui porte des couches, sourit, pleure, s’étonne ou s’émerveille et leur dit « papa », « maman ». Tel est ce qui dut arriver à un des acteurs des origines d’Heol. Le peintre a peu à peu compris cet aspect de la vie de son père à partir de ses 17 ans, lorsque les relations entre hommes et femmes ont cessé de lui paraître simples. « Il n’avait pas envie d’avoir un enfant. Donc… évidemment. Quand t’as pas envie, ça te fait chier, quand il sort, le machin ».

Depuis, le « machin » assure avoir « pardonné » à son géniteur. Il n’empêche. Quand Heol me parle de sa relation à ce père, à nouveau, je crois entendre… du dépit. Celui-là teinté, peut-être, d’un peu d’amertume. Ce mélange de sentiments paraît émerger d’une profondeur gutturale d’où put s’échapper autrefois de l’agressivité. Il reste que le père d’Heol ne s’est jamais vraiment intéressé à son fils. Et que, chez le fils, cette blessure demeure, quoique sans la vivacité d’autrefois.

Pourtant, même à me parler ainsi, le peintre semble disposer d’un baromètre intérieur dont l’aiguille pointe perpétuellement vers le beau temps. Rien à voir avec la haute pression atmosphérique des météorologues puisque la saison froide a pris de l’avance, à Hédée-Bazouges en Ille-et-Vilaine, quand Heol nous y reçoit chez lui. L’atelier du peintre n’est pas chauffé, on se les gèle avec nos habits d’hiver qui n’y font rien. Mais à elle seule, la conversation réhausse un peu la température.

Voilà deux heures qu’on discute Heol et moi, perchés sur sa mezzanine. Je l’écoute en plongeant de temps à autres les yeux vers le mur de béton dressé à une dizaine de mètres devant nous. Le peintre y réalise des œuvres éphémères. Ces derniers jours, c’était le profil d’une femme africaine aux contours violet et orange. Précédemment, une grosse tête de renard fluo, l’animal « totem » de sa fille, qui a fêté son anniversaire ici même, avec ses amis de l’école.

Heol dans son jardin:

Pain, bougie et bottes trouées

Ce qu’Heol aime, je le sens dans ce froid humide où les pinceaux ne sèchent jamais, c’est le contact physique avec la peinture. Quel qu’en soit le prix, pourvu qu’il soit l’occasion d’un partage – et qu’importe s’il faut pour cela endurer l’hiver breton. « Des fois, t’as juste envie d’aller peindre dans la rue tout seul un dimanche. Il pleut, ça caille, c’est cool. T’as ton petit thermos de café. Ton petit pétard et puis c’est parti, tu fais ton truc ». Il y a des joies d’artiste que l’on n’éprouve qu’avec le corps.

Aussi, ce qui s’écrit ou se dit sur l’art, bien souvent, l’agace un peu. Quand les spécialistes parlent d’une période donnée – mettons la Renaissance – il arrive à Heol de se demander ce que ces érudits s’imaginent : d’après eux, que se passait-il concrètement, pour le peintre, lors de la réalisation de la toile ? « Souvent, on va parler de la structure du tableau, des couleurs. Mais le mec, putain, quelques fois, il est pas du tout dans ce truc-là ! En plein hiver, ça caille. Il porte des bottes trouées, il bosse à la bougie. Il bouffe du pain ! […] Et là, tu sens la passion du mec… »

Et la sienne ? Car le sentier des passionnés, Heol l’a emprunté depuis longtemps. Il choisit la vie d’artiste très jeune, dès qu’il perçut comme fort enviable le mode de vie de son père et de sa mère, artistes eux-mêmes, comparé à celui des parents de ses camarades de classe. Du monde à la maison, toujours, des échanges en veux-tu en voilà, et ça riait !

Avant la virée à Barcelone à 22 ans où il découvrit ces fresques gigantesques dont il a encore des frissons, il y eut, en Bretagne, les premières fois où il se produisit en live. C’était l’été, pendant les concerts de rock donnés par un ami guitariste et son groupe, lors des festivals. « La peinture, c’est pas un art où tu peins dans ton atelier, et où personne te voit. Ça doit être un art vivant », se dit-il alors. Moi : « Qu’est-ce qui te permet de le sentir ? – Bah, la musique ! – La musique ? – Ouais, peindre en musique. Tu peins en musique, ça te donne de l’énergie. Tu vois ? Tu rentres dans une trans. La peinture permet déjà cela. Mais la musique, elle en rajoute une couche ». Voilà le sillon creusé par Heol : la peinture conçue comme un spectacle rythmé qui en met plein la vue.

 

Avant et après le dernier coup de pinceau

Paradoxalement, ça le fait parfois un peu soupirer. Certes, il est un créateur heureux : il gagne bien sa vie et chaque commande est pour lui un vrai rendez-vous avec son art dont il n’est pas prêt de se lasser. Pour autant, quelque chose le tracasse. L’artiste qu’il est ne se sent pas comblé tant que se dressera devant lui ce rempart végétal un peu effrayant pour qui craint les épines. Pour le franchir, il lui faut ni plus ni moins dépasser une caractéristique majeure de son art : au fond, Heol souhaite que l’éphémère laisse la place à quelque chose qui dure.

D’où l’idée de jouer sur ce qui se passe après le coup de pinceau final. En tentant de conserver sa production. Il dit cela en admettant que ses réalisations diverses – sur des châteaux d’eau, sur le mur d’une usine abandonnée – ne résisteront pas aux caprices du temps et de la météo. « Tout ce que je fais, ça s’évapore tranquillement ». Heol s’en fait une raison. Après tout, tant que quelqu’un est là pour voir l’œuvre en train de se faire, ça ne le dérange « pas trop ».

Mais l’idée de garder une trace physique de son travail le poursuit tout de même. Au point qu’il ait pu imaginer acheter des « kilomètres » de toile pour les « agrafer » sur son mur, peindre dessus et « enrouler » le tout. Pour stocker tout ce qui peut l’être et le « balancer sur les ponts, l’étendre entre deux arbres ou sur une façade d’immeuble pour une expo ». Irréalisable. Trop cher. Quant à photographier son travail, il y a songé aussi, mais quelqu’un qui a le goût de la matière peut-il se satisfaire de couleurs numérisées ? Il reste un recours : réduire la taille des toiles. Il peint déjà sur de petits formats. Mais je doute qu’il s’en contente : à la longue, il me semble qu’Heol s’ennuierait.

D’où l’idée de jouer, aussi, sur ce qui se passe avant le dernier coup de pinceau. Dans cet esprit, une autre façon de faire durer l’œuvre est d’en prolonger le temps de préparation. Par exemple, « regarder un paysage pendant dix ans » sans jamais s’approcher du support à peindre ; et rentrer chez soi le faire en un trait ». Ce qui n’empêche pas que les œuvres, une fois finies, restent également plus longtemps sous les yeux du spectateur. Ce dernier quitterait la fulgurance du spectacle – qui au mieux ne dure que quelques heures – pour l’approfondissement d’un mystère qui, lui, peut ne jamais s’achever. Voilà ce qu’Heol appelle « entrer dans la profondeur ».

Ce que ça procure de balancer une couleur

Je confirme donc ma toute première impression : Heol, je le vois heureux, vraiment heureux. Mais cet état demeure comme constitué de flaques de félicité – le peintre y saute de l’une à l’autre à pieds joints. À chaque nouvelle commande, il mobilise à nouveau ce qu’il ressent et peint en conséquence. Mais, il voudrait désormais ne jamais cesser d’atterrir après le prochain saut, que la prochaine flaque devienne une vaste et profonde mer intérieure, et son travail davantage le fruit d’un mûrissement. Quand il laisse son imagination vagabonder par-là, il entrevoit une toile immense dont la composition fourmillerait de détails et de personnages. Et tout partirait d’un point, comme jadis avec les maîtres de la perspective. Lequel représenterait… sa naissance.

Comme sa carrière est tout orientée vers l’éphémère, peut-être qu’Heol s’estime confronté à l’apparente impossibilité de mettre en œuvre ce à quoi il aspire désormais : transmettre ?

Si tel est le cas, que le peintre breton se rassure. Il transmet déjà. Je lui avouai une nouvelle fois la vive curiosité que suscita en moi la simple évocation de son désir de peindre tant qu’il aurait des yeux pour voir. « Toi, par exemple, tu ne fais pas de peinture ? », m’a-t-il alors demandé. « Nan – Donc tu ne sais pas ce que ça procure de balancer une couleur sur un support, que ta main soit reliée à ton cerveau, et que tu lâches cette couleur-là ». Et là, quand il dit « couleur », ça désigne un demi-litre de peinture liquide. Il décrit ensuite l’effet de ce qu’il appelle le « splash », lorsque la couleur liquide projetée par l’artiste vient s’écraser contre le mur : « Ça te fait forcément une vibration. Un peu comme un son. Ça crée un lien avec autre chose que toi. Et pourtant, ça rentre en toi. Tu vois ? » Non, je ne voyais pas.

Enfin. Disons plutôt que je pouvais bien saisir quelque chose par l’intelligence, mais le corps était absent. Je ne ressentais pas.

Jusqu’à ce que je me retrouve au rez-de-chaussée de l’atelier d’Heol, jambes fléchies, une vieille parka de cuir éclaboussée de peinture sur le dos avec, entre les mains, quelques décilitres de liquide rose au fond d’un seau que le peintre breton venait de concocter. Il n’y avait pas de gibier autre que le mur de béton. Un prédateur en moi s’est réveillé. Subitement. D’ordinaire, il m’est aussi étranger que l’ombre à une exposition au soleil, l’été. Je n’ai pas reconnu un seul de mes poils tout ce temps où une espèce de courant électrique m’a traversé de part en part.

C’était le puissant cadeau d’Heol. Il avait créé les conditions pour que, suivant le mouvement de mes hanches, de mon bassin, de mes épaules et de mes bras, une flaque de couleur vînt avec force frapper le mur et imprimer le calcaire de ses éclats. J’allais sentir un vertige étrange : la sensation que trente-neuf années de vie m’avaient conduit à ce moment unique, à quelques pas de distance d’une merveille en béton ; j’ai pris mon élan et… splash !

Quelques semaines plus tard, un ami à qui je décris cette intensité en ces termes – et d’autres : « jubilatoire », « sourire inédit », « joie immense », etc. – m’écoute poliment. À son haussement d’épaule qu’accompagnent une moue amusée et un ton las, je décèle le côté tantôt snob, tantôt ridicule ou ringard des mots que je choisis. « Oui, bon d’accord », concède-t-il finalement. Lui qui me reproche souvent de passer par Vladivostok pour faire Paris Marseille plante cette fois son regard dans le mien : « Mais… ça ne serait pas plus simple que tu parles de libération du corps ? »

« Splash » (vidéo):

Heol et son Art (galerie de photos):

Liens:

 

– Site d’Heol artiste: https://heolart.com/

– Youtube: https://www.youtube.com/@heolart1

– Instagram: https://www.instagram.com/heolart/?hl=fr

Citations:

« Il y a chez Heol une volonté d’étonner, de partager, de donner. Sa peinture devient une performance « engagée » dans l’action, la façon d’être, sur un mode physique, sensitif, esthétique. Vivant, profondément humain… » (Alain Jaunault)

Merci beaucoup à Heol pour sa gentillesse, sa patience et sa générosité.

À très bientôt!…

PAT ANDREA – Maître de ce qui lui échappe

PAT ANDREA – Maître de ce qui lui échappe

PAT ANDREA

Maître de ce qui lui échappe

En nous ouvrant la porte de son atelier à Arcueil (Val-de-Marne), le peintre hollandais de 79 ans nous a mis sur une piste : quelque chose qui lui échappe le pousse à peindre tant qu’il vivra. La trace, peut-être, d’un héritage lié à ses origines en territoire occupé.

Texte Guilhem Dargnies – Photos Steve LauperDessins Shi Xiang

Lorsque Pat Andrea nous accueillit à Arcueil (Val-de-Marne), dans la banlieue sud de Paris, tout un bric-à-brac de toiles retournées, de pinceaux, de tubes de couleurs, de catalogues et d’affiches s’offrit à ma vue dans son atelier, saisissant volume sous un toit en plan incliné. J’écarquillais les yeux devant ce spectacle quand j’entendis la voix chantante du peintre hollandais de 79 ans. « Qui veut du café ? » Il a compté un, deux, trois allongés, poursuivi une discussion avec Xiang et Steve – les amis avec qui je collabore sur le projet Humanité(s) ‑, disparu dans une cuisine nichée sur le côté, puis reparu avec une seule tasse de café. La sienne.

Guilhem Dargnies et Pat Andrea dans son atelier

Pat Andrea et Guilhem Dargnies

Des-pis-ta-do : « hors de la piste ». C’est le mot qui m’est venu à l’esprit, en espagnol, pour décrire l’impression que me fit alors cet homme de taille moyenne au regard vif, à l’air sympathique et dont l’allure est restée sportive. De l’autre côté des Pyrénées, ces quatre syllabes sonnent presque comme une insulte. Pas dans mes oreilles où elles ont plutôt la douceur du compliment que l’on adresse à ceux qui, d’un pas de côté, font un art de vivre. Sans que l’on sache toujours d’ailleurs, et au fond qu’importe, si c’est pour mieux savourer la réalité ou s’en extraire.

Entre les murs de l’atelier résonnait aux infos le compte à rebours avant le résultat du second tour du scrutin, Macron ou Le Pen. Pat voulut savoir pour qui j’avais voté. Il me le demanda tout de go en dépliant sous mes yeux la Une de Libération qu’illustrait, glissé dans une urne, un bulletin au nom du président sortant – savoureuse façon, en même temps, d’affirmer une opinion politique et de poser une question. Je n’ai pas voulu répondre, occupé que j’étais à guetter le moment opportun pour le prier de baisser le volume de la diffusion : tout enregistrement s’accommode mal des fonds sonores parasites. Or, il savait que j’allais enregistrer son interview, et il dût comprendre ma gêne puisque, de lui-même, il alla éteindre la radio. Puis il disparut à nouveau et revint avec… trois cafés.

Pat Andrea dans son atelier à Arcueil

Une « accumulation de petites erreurs »

Ces excitants, oubliés puis servis, se révèlent être un peu à l’image de l’œuvre de Pat Andrea : l’artiste hollandais peint à la poursuite de quelque chose qui lui échappe. Cette constante est au cœur de son expérience de la création : il croit maîtriser ce qu’il crée, mais la maîtrise se dérobe au bout de son geste. « Tu cours derrière cette chose que tu veux contrôler mais tu ne peux pas la contrôler ». Ces échecs insaisissables, connus de lui seul, l’étonnent depuis ses débuts. « Plus jeune, je pensais que, quand je serais grand et expérimenté, je peindrais tout ce que je veux juste comme ça, sans aucun problème, sans cette accumulation de petites erreurs » ; or, à presque quatre-vingt printemps, c’est « toujours la même chose ». Loin de le blaser, ce constat sans cesse renouvelé creuse aujourd’hui encore sa soif de créer. « C’est pour ça, aussi, que tu continues à peindre jusqu’à ce que le pinceau te tombe de la main ».

Cette chose qui lui échappe est visible, concrète et mesurable, même si elle ne se joue que sur la dérisoire fraction de seconde correspondant au moment où l’artiste retire le pinceau de la toile ou le crayon du papier. Il s’agit du décalage, à ce dernier instant, entre ce qu’il veut faire et ce qu’il fait. Entre le tracé qu’il veut obtenir et celui qu’il obtient effectivement. Quiconque a déjà essayé, sans y parvenir, de tirer un trait parfaitement droit à la main, sans utiliser de règle, peut se faire une idée de ce que Pat Andrea expérimente perpétuellement lorsqu’il crée. Or, cette expérience le frappe suffisamment pour qu’il la perçoive comme « essentielle ». À travers elle, la chose visible qui lui échappe en cache-t-elle une autre, insaisissable, et que pourtant l’artiste poursuit de réalisation en réalisation, tentant de lui donner une forme à travers son art ?

J’ai voulu me laisser guider par cette première intuition. Pour cela, je me suis accroché à l’élocution du peintre d’Arcueil, comme une virgule au rythme de la phrase. Or, il est un mot, insignifiant en apparence, que l’artiste répète avec insistance sans y penser. C’est ce qui m’a interpellé : sur deux heures d’enregistrement, en moyenne, Pat Andrea dit « et cetera » presque toutes les deux minutes, comme un tic de langage. Il est ici curieux de relever la signification de cette locution issue du latin médiéval et cetera desunt, « et d’autres choses manquent » – « pour montrer qu’une liste n’est pas exhaustive », précise Wikipédia. Ce qui échappe à l’artiste, sur la toile, se retrouve-t-il ainsi dans sa façon de parler ?

Dans l’œuvre d’un artiste, la non exhaustivité est une série non achevée. Comme, peut-être, La puñalada, ces « coups de poignards » que Pat Andrea réalisa à la fin des années 70 pour dénoncer la dictature en Argentine. Trente-quatre dessins successifs qu’il arrêta nets, finalement, parce qu’il était épuisé.

Trois dessins tirés de la série « La Puñalada »(1979):

Un coup d’état d’opérette?

Ce n’est peut-être pas non plus un détail : en m’en parlant, le peintre évoque spontanément non pas trente-quatre, mais trente-cinq dessins. Par erreur, croit-il, avant de corriger immédiatement ce chiffre. Et si, deuxième hypothèse, la mémoire de l’artiste se révélait plus fidèle que celui-ci ne veut bien l’admettre ? Le feu créateur de Pat Andrea pourrait-il alors avoir gardé le souvenir d’un trente-cinquième assassinat jamais dessiné, violence en suspension à laquelle le papier aurait pu donner un nouvel exutoire si son corps rompu de fatigue ne l’en avait empêché ? À moins que l’artiste hollandais ne fut lui-même la victime symbolique de cet homicide de plus.

Car il faut bien le dire, le peintre d’Arcueil a vu de près les atrocités du régime de Jorge Rafael Videla… En mars 1976, lorsque les militaires instaurent l’état de siège et la loi martiale, un Pat alors trentenaire pense avoir affaire à un coup d’État « d’opérette ». Il embarque à bord d’un long courrier, destination Buenos Aires, où l’attend son ami, le peintre argentin Guillermo Roux. Hélas, sur place, les disparitions commencent très vite. « Tu allais dans un bar, dans un café où tu avais rencontré quelques artistes. Un jour, il y en avait un qui ne venait plus ». Une autre fois, une rafale provenant de la rue, qu’il prend d’abord pour l’alarme de son réveil, le tire de son sommeil. L’employée de maison, affolée, entre en furie dans sa chambre. « Je l’ai suivie dans la rue, et le mec était là, sur le trottoir ». C’était le voisin. Il gisait dans son sang.

À l’échelle de tout un pays se déroule un drame humain fascinant pour le Hollandais. Trente mille disparus, neuf mille fusillés, ce sera le sinistre bilan de cette page de l’histoire politique dans ce pays du cône sud de l’Amérique latine. Or, Pat ne songe pas rentrer en Europe avant huit mois, de quoi sentir la mort planer au-dessus de sa tête. Souvenir d’un trajet vers le Machu Picchu avec sa compagne d’alors, une journaliste argentine rencontrée lors de son séjour et qu’il a vraisemblablement aimée. « Un groupe de guérilleros s’était retiré dans la province de Tucumán, dans le Nord du pays, et l’armée était derrière eux. On a traversé cette province en bus ». Contrôle. Des militaires, mitraillettes dans le dos, les soupçonnent. Ils sont arrêtés, jetés en prison. Huit interrogatoires se succèdent, chaque inquisiteur laisse sa place à un autre, plus gradé que lui. Puis c’est une torture psychologique. La peur. Jusque tard dans la nuit, Pat et sa compagne entendent les soldats discuter de leur sort depuis une pièce voisine. « ¡Nos van a matar!,[1] » Coup de pied dans les côtes, finalement, au petit matin. « On ne veut plus de vous ici. ¡Fuera!,[2] ».

[1] « Ils vont nous tuer ! »n[2] « Dehors ! »

Les crédos du peintre hollandais

À partir de cette époque, la violence entre de façon plus consciente, « décidée », dans l’œuvre de Pat Andrea. « Elle y était déjà un peu, auparavant, mais de façon relative à travers ce que je représentais : une situation qui change, de petits accidents. Quelqu’un qui tombe ou qui casse quelque chose, la réaction des gens autour. C’était toujours un peu drôle, un peu gentil », explique le peintre. Ce séjour en Argentine marque un tournant dans sa peinture. La violence politique, il en a doublement été un témoin, direct et indirect. « Tous les jours ». À travers ce qu’il lisait dans le journal et à travers les récits que lui confiaient ses rencontres. À qui, sinon à l’étranger de passage, ces personnes pouvaient-elles raconter les horreurs traversées sans crainte d’être dénoncées auprès de l’un ou l’autre camp ? « Les gens ne parlaient plus entre eux. Mais moi, j’ai entendu beaucoup d’histoires parce que je ne faisais pas partie du truc ». Dans l’imagerie populaire du pays, les cow-boys règlent les conflits à coup de couteau plutôt que de revolver. C’est ce que voudra rappeler l’intitulé de la série, déjà évoquée, qu’il réalisera à son retour en Europe.

Trois autres dessins tirés de la série « La Puñalada »(1979):

Pour autant, je n’y crois pas. Cette deuxième chose que Pat Andrea poursuivrait en peignant, création après création, ce n’est pas la violence. Du moins, pas la violence elle-même. Ce serait faire trop peu de cas de ce qui sonne chez lui comme autant de crédos : « Quiconque s’occupe de quelque chose qu’on pourrait appeler de l’art cherche la beauté » ; « La beauté, on ne sait pas ce que c’est. En tous cas, nous, les artistes, je pense qu’on ne le sait pas. On la crée, simplement. On la cherche ». Ce serait aussi prétendre que, pour Pat Andrea, la violence est belle. Or, à mon avis, le peintre d’Arcueil est loin de penser cela, même si la violence le fascine. Il n’y a qu’à le voir froncer les sourcils à l’évocation de la dictature en Argentine comme à celle du climat politique qui précéda son avènement. « C’était quand même la merde », se rappelle celui qui, alors nourri pars ses idéaux communistes, rendit hommage au Che, en peinture. « À partir de la fameuse photo de lui, mort, où il est avec les yeux ouverts. J’ai pris sa tête et j’en ai fait une sorte de monument ».

En fait, la recherche de la beauté obsède Pat Andrea au point qu’il veuille la faire jaillir même au milieu de circonstances violentes. « J’ai peint des scènes horribles : des kamikazes qui se font sauter, etc. Et je les peins parce que je veux voir si dans cet acte horrible, il n’y a pas un moment de beauté ». En entendant cela, j’ai ressenti la même gêne qu’à la lecture d’une nouvelle de Joseph Kessel issue d’un recueil intitulé Les cœurs purs[3]. L’académicien né en Argentine y faisait le récit, dans une Irlande déchirée par la guerre, d’une femme qui pousse son fils au parricide pour raison politique. J’ai cru un court instant qu’il fallait y voir une sorte d’exaltation de la violence.

[3] Gallimard, 1927

PatAndrea-atelier1

Peindre pour être « un homme meilleur »

Mais en réalité, il n’en est rien. Avec Pat Andrea, comme avec Joseph Kessel, avant tout, il s’agit d’art. « C’est une source de bien-être, d’interrogation. Ça fait vivre l’intellect, le cerveau », plaide le peintre hollandais. Face à toute scène violente qu’il envisage de représenter, ce dernier s’interroge : « « Qu’est-ce qui se passe là ? » J’essaie de faire ça. Et si dans mon tableau horrible il y a un équilibre, un jeu de couleurs, d’expressions, etc. Si la beauté s’en dégage, les gens le regarderont ».

Car le tableau n’existe, d’après Pat Andrea, que quand un spectateur le regarde. Et pourquoi le ferait-il plutôt que de diriger son regard ailleurs ? Parce qu’il y a « quelque chose qui revient vers lui ». C’est un « miroir » qui, peut-être, le confronte à « sa propre méchanceté ». Voilà pour ce que le peintre hollandais déclare au sujet de ce qu’il cherche en peignant. À mon avis, c’est vrai, mais il ne s’agit là que de la partie la plus accessible de sa quête : c’est ce que Pat Andrea peut en dire à partir de ce qui émerge à sa conscience.

Plus profondément, comme nombre de ses pairs, l’artiste d’Arcueil peint peut-être avant tout pour se sentir exister. Vue sous cet angle, cette autre chose qui lui échappe se révèle être sa propre existence. Laquelle est toujours devant ou derrière lui. Sauf quand il peint. Dans cette confrontation à lui-même, là seulement, s’offre à lui une possibilité unique de cueillir l’instant. Il faut l’écouter parler de ce qu’il sent alors. Une « neutralité totale » qui porte en elle une espèce d’épaississement du temps. Derrière le « tu » qu’emploie le peintre, j’entends un « je » qui veut introduire de la pudeur là où l’hésitation a disparu : « Tu es dans une action où tu n’as aucun doute. Tu es là. C’est toi. Et tu fais ce truc. Après, le résultat, c’est autre chose. Mais, quand tu le fais, c’est ça que tu dois faire. Alors c’est précis. Et tu es dans un état, c’est formidable. Tu es invulnérable. Tu es le plus fort ». Ce qu’il exprime aussi à travers ces deux autres confidences : « J’étais né pour être peintre, artiste, dessinateur ». Et « quand je peins, je suis un homme meilleur ».

Dans cette perspective, tout a vocation à inspirer ses créations, jusqu’à ses souvenirs les plus intimes – l’émerveillement à la naissance de son premier enfant ; la fraîcheur et le bien-être ressentis lors d’une baignade dans une rivière française, l’été. « Les personnes que je rencontrais étaient presque toujours sujets de ma peinture. Ma vie passée, ce que je cherchais dans le monde, devenait tableau (…). Tout-à-coup, il y avait cette idée : je vais essayer de peindre ça. Je vais essayer d’en faire une image que les gens ne vont pas oublier. »

Une explosion derrière les toits

Où pourrait alors se situer la différence entre Pat Andrea et ses pairs ? – Je ne livre là qu’une hypothèse de plus, esquisse d’un possible mystère dont seul le peintre détient la clé – Peut-être du côté de ce qui caractérise les phases de création au cours desquelles le sentiment d’exister se révèle particulièrement puissant. Circonstances dont je suppose qu’elles ont quelque chose à voir avec les origines du peintre. Plus précisément avec ce qu’a peut-être été, pour les siens, sa naissance : le jaillissement d’une vie, sa vie, comme continuité de l’élan créateur de ses géniteurs,… au cœur d’un chaos.

Notre homme est né en 1942, à La Haye, alors territoire sous occupation allemande. C’étaient les années de guerre – destruction, laideur, violence. Depuis un balcon du troisième étage, où il était en compagnie d’un autre jeune garçon et de la mère de ce dernier, le petit Pat a vu décoller dans le ciel de la Mer du Nord, depuis les rampes de lancement du parc boisé de Haagse Bos, les fusées V1 qui partaient semer la mort à Londres. Certaines de ces bombes ont pu rater leur cible pour que le peintre en garde ce souvenir : « Je voyais vers les dunes, vers la mer. Il y avait les toits. Et le toit de l’église, la tour de l’église. Et derrière encore, il y a eu cette énorme explosion. On m’a dit que c’était une V1 ». Aussi, bien avant de devenir l’artiste qui déciderait de peindre tout ce qui lui paraîtrait possible de peindre, Pat Andrea a été un être marqué par la guerre. Vers 12 ou 13 ans, il dessinait nombre de scènes de batailles avec « des soldats allemands, des trucs de feu, des explosions, des morts ».

La beauté par des temps terrifiants

Il reste que, dans la ville hollandaise occupée, le petit Pat est né de deux parents artistes : l’illustratrice Metti Naezer et le peintre Kees Andrea. Tous deux ont su reconnaître le talent de l’enfant et lui transmettre le goût de créer. Sa mère disait autour d’elle, « ah ! Quand il avait trois ans, il prenait un crayon, il faisait un cercle parfait ! » Et quand il avait cet âge-là, son père lui racontait des histoires en les dessinant. « Il dessinait l’histoire ! Des nains dans les bois… Pas des nains façon Walt Disney, hein ? Des nains plus poétiques. Des nains dans le style d’un peintre du XIXème siècle ! » La beauté par des temps terrifiants. « De ce point de vue, ce n’est pas mal de vivre avec des parents créateurs, occupés avec… », il hésite, « …quelque chose de très positif ».

D’autant que ce couple d’artistes, au cours de cette vie « avec les bombardiers dans le ciel », ne se contentait pas de pratiquer leur art. Leur amour de la vie allait jusqu’à leur faire risquer la leur pour qu’une troisième personne puisse préserver la sienne. « Mes parents cachaient une amie juive. Je l’appelais « tante ». C’était la tante Bertha. Elle a vécu trois ans dans notre maison. Elle est restée amie avec eux après la guerre. Elle prenait le thé dans le jardin ».

Justes parmi les nations

Les mots choisis par Pat sont sans équivoque : ses parents « cachaient » une amie juive. Pris isolément, cet indice fait bel et bien remonter ce souvenir aux années d’Occupation. Pourtant, au moment de me le confier, le peintre d’Arcueil a un doute : et si le séjour de la tante Bertha dans la maison de ses parents était en fait postérieur au conflit mondial ?

J’ai repris à mon compte cette interrogation : qui sait, les parents de Pat ont peut-être simplement recueilli chez eux une réfugiée ou bien une rescapée des camps de la mort. On peut alors supposer que le petit Pat, pour se construire, a eu besoin d’imaginer que ses géniteurs avaient sauvé la vie d’une femme pendant la guerre. En décalant dans le temps ce souvenir, il aurait transformé en héroïsme ce qui avait été seulement de la générosité. Chacun de nous peut être à la fois victime et bénéficiaire de sa mémoire. Alliée à notre psyché, elle nous joue des tours autant qu’elle nous rend service. Ainsi du garçon que Pat a été. En grandissant, il aurait construit un récit à partir de l’existant et y aurait cru aussi longtemps que nécessaire… Jusqu’à ce que cette interrogation se fasse jour en lui et qu’il décide de la partager : « Je ne sais plus si c’était après la guerre ou bien pendant ».

L’histoire est belle. Est-elle également authentique ? J’ai voulu le vérifier en tentant de répondre à cette question simple : Kees Andrea et Metti Naezer ont-ils été reconnus par l’État d’Israël comme Justes parmi les nations ? Or, la réponse est oui. À la requête en ligne « Andrea », la base de données du mémorial de Yad Vashem à Jérusalem est formelle : Cornelis Andrea (aussi appelé « Kees » Andrea, Ndlr.), peintre à La Haye pendant la guerre, et sa femme Mettha Naezer, ont tous deux reçu le titre de Juste. « Rescue mode : hiding »[4], précise l’anglais administratif de l’institution.

À la façon d’un rituel

La fiche consultée contient même une photo de Bertha et son mari. Ils sont installés à l’extérieur devant trois tasses de café, quatre verres et ce qui semble être des jumelles d’observation dans leur étui. Jeunes, bien habillés, l’un et l’autre le dos calé contre le dossier ; avant-bras sur le nombril, une main tenant le poignet de l’autre main. Lui, un grand blond aux cheveux coiffés en arrière, a le regard fier. Légèrement tourné vers la gauche. Elle, une jolie brune, regarde son mari. L’air décidé, le port altier, le cou gracieux. Ce qui doit être une ombrelle lui dessine une sorte d’auréole derrière la tête. Une légende accompagne ce document : « Bertha van der Horst-Dikker avec son mari, Henk van der Horst, aux environs de 1940. Henk, ensuite entré dans la résistance, a été arrêté puis est mort dans un camp de concentration en Pologne » [5].

À côté de cette photo, un deuxième cliché montre un garçonnet joufflu de quatre ou cinq ans en salopette. Son menton incliné repose sur sa main gauche. Laquelle tient en appui, sur l’épaule, le combiné téléphonique avec lequel il joue. Ce petit homme semble réfléchir. Qui est-il ? « Patje Andrea, fils des sauveteurs Cornelis et Mettha Cornelie Andrea (Naezer) », indique le site de Yad Vashem.

Par erreur, manifestement, car Pat ne s’y reconnaît pas. De fait, sur d’autres clichés issus de ses archives personnelles, l’enfant qu’il était présente des traits différents. S’agirait-il alors du petit frère de Pat ? Non : là encore, le peintre d’Arcueil écarte cette possibilité. Soit. On peine ainsi à identifier le bambin joufflu de la photo. Cela indique-t-il qu’il faut remplacer cette question par une autre ? Comme celle-ci : pourquoi un garçonnet non identifié figure-t-il en photo sur la page du site de Yad Vashem dédiée aux parents de Pat Andrea ? Admettons que ce cliché était issu des archives de Bertha : la personne derrière l’objectif se trouverait-elle être Bertha elle-même ? Selon les dires de Pat, en effet, cette femme était photographe…

Que de mystères emboités tels des poupées gigognes ! Chacun à sa façon éclaire une part de celui qui le précède. Jusqu’à ce que soit validé, peut-être, notre hypothèse ultime : tableau après tableau, que cherche le peintre d’Arcueil chaque fois qu’il s’adonne ainsi à la création. Ce pourrait être la répétition sans y penser, à la façon d’un rituel, d’un instant primitif. Celui de sa venue au monde. Possible témoin de cela sur la toile, au beau milieu d’une scène de terreur, le surgissement de la beauté. Cette dernière n’exalte pas la violence. Au contraire, elle rend visible ce qui lui résiste. Sous ce rapport, d’exister à résister, il n’y aurait… qu’un Pat ! Et cetera.

 

n[4] « Mode de sauvetage : cache »

[5] Bertha ne s’est jamais remariée et n’a jamais eu d’enfant, révèlera aussi Pat Andrea.

Les deux premières photos sont issues du site de « ,Yad Vashem« ,

La troisième est issue des archives personnelles de Pat Andrea.

Kees Andrea dans son atelier 

QUELQUES DATES :

1942 : Pat Andrea naît à La Haye (Pays-Bas).

1960 : Inscription à l’Académie des beaux-arts de La Haye.

1972 : Le Museum of Modern Art (MoMA) de New York acquiert deux de ses œuvres.

1976 : Première exposition à Paris, puis premier séjour en Argentine.

1979 : Pat Andrea s’installe à Paris et réalise la série La Puñalada.

1998 : Il est nommé professeur à l’École nationale des beaux-arts de Paris, où il dirige un atelier jusqu’en 2007.

2002 : Il est élu correspondant de l’Institut de France (académie des beaux-arts).

 

Galerie de photos (photos prises à l’atelier lors de notre rencontre) :