Fantôme sur les toits de Paris
Interloqué, je lui adressai donc mille questions, sans parvenir à les formuler autrement que par le regard. De quelles couleurs tu parles ? Qu’est-ce qu’elles te font, ces couleurs ? Ça te fait quoi de les étaler sur la toile ? Si tu ne pouvais plus voir, qu’est-ce qu’il se passerait ? … Raconte-moi. Raconte-moi tout. Mais comme on ne se connaissait pas et que je n’invite pas le premier venu à la confidence, je suis resté muet.
Il était temps pour Heol et son camarade de se mettre en route. Les deux hommes ont payé leurs consommations, m’ont salué et je les ai vus s’éloigner en direction, j’imagine, d’une camionnette ou d’un entrepôt à la recherche de quelques pots de couleur à hisser sur le toit d’un immeuble du XVIIIème arrondissement de la capitale. Une nouvelle séance de peinture murale les attendait. Une de plus pour eux. Et pour moi… une première qui n’a pas eu lieu. J’aurais certainement accepté de les suivre s’ils me l’avaient proposé. Ce baptême de la couleur, je n’ai pas osé le demander !
Plus tard, sur les réseaux sociaux, j’ai vu une photo du travail que les deux peintres effectuèrent cet après-midi-là. Ils avaient recouvert de leur art un pignon, « Fantôme sur les toits de Paris. Avec le peintre Oji. Rue Lepic ». Sur le plâtre, au sommet d’un immeuble de la colline de Montmartre, ils avaient représenté une colonne d’ouvriers agricoles vus de profil traçant un sillon au milieu d’une sorte de champ de maïs. Ces teintes d’ocre, de bleus et de mauve, étalées sur l’enduit, c’était un peu comme un feu d’artifice en plein jour. Je n’avais pas soif et pourtant j’ai été désaltéré.
C’est donc un fait : les couleurs ont le pouvoir d’estomper mes brumes intérieures. Momentanément, du moins. Car pour moi qui savoure en spectateur la fresque murale photographiée, ça ne dure qu’un instant. Qu’en est-il pour ses créateurs ? Heol est-il l’homme comblé que j’imagine ?
Avec cette question dans un coin de la tête, j’ai voulu recontacter le peintre croisé aux Abbesses, plusieurs mois plus tard. Entretemps, le projet Humanité(s) avait démarré. Et des quelques peintres dont j’avais pu croiser la route, Heol était le seul à mes yeux à faire à ce point la part belle dans son travail à ce qu’il ressent. « Jusqu’à ne plus pouvoir utiliser mes yeux pour voir les couleurs », avait-il dit. Au-delà des mots, le ton passionné qu’il employa pour le dire m’avait instantanément mis sur cette piste : chez Heol, le cerveau lâche la bride aux tripes qui commandent au pinceau.
Féérie en noir et blanc
À cause de cette dimension charnelle, sans doute, j’ai eu toutes les peines à retrouver le contact de celui qui était alors pour moi le peintre des Abbesses. J’ai eu beau fouiller mes comptes en ligne, Instagram, Facebook, Messenger, rien n’y faisait… Plus de trace de cet artiste qui m’avait fait tant d’effet en une seule phrase. Les moteurs de recherche ne donnaient rien non plus. Je me rappelais bien avoir vu passer une fresque peinte avec les élèves d’une école primaire. Nouvelle requête en ligne. Toujours rien. Je désespérais au point de renoncer.
Lorsque la lumière jaillit. Je repris ma recherche, cette fois-ci avec un nouveau mot-clé. « Heol ». Immédiatement, je retrouvai les textos échangés avec l’artiste breton. Ouf ! Mes tentatives avaient échoué jusque-là parce que j’avais rajouté un « s » initial à son prénom. Sheol. « Terme hébraïque intraduisible désignant le séjour des morts, la tombe commune de l’humanité, le puits, sans vraiment pouvoir statuer s’il s’agit ou non d’un au-delà »1. D’où me vient que j’associe aux ténèbres et à la mort ce qui doit se jouer au niveau du corps ? Cette bizarrerie m’amuse autant qu’elle me stupéfie !Lorsque le peintre breton passe à Paris, la fois suivante, c’est pour un spectacle pour enfants, Naïko, qu’il donne avec trois de ses amis artistes. Une féérie en noir et blanc mêlant musique, dessin et décors de carton-pâte filmés en temps réel : le spectateur assiste au défilement d’images animées en train de se faire. Racontée sans paroles, l’histoire est celle d’une petite fille dont les jours paisibles à la campagne auprès de ses grands-parents sont bientôt troublés par des engins de chantier bruyants et pollueurs. Temps d’échange avec le public à la fin de la représentation. « Pourquoi les camions ils détruisent les arbres ? ». Et Heol de répondre sans filtre au bambin, quoiqu’avec ces mots choisis. « Bah tu sais, quelques fois, les hommes, ils croient bien faire en prenant dans la nature ce dont ils pensent avoir besoin pour vivre ! »
J’ai beaucoup aimé cette réponse à hauteur d’enfant qui me laisse l’impression, maintenant que j’y repense, qu’Heol parle comme il peint. Du dedans. De cette façon, il offrait à son très jeune interlocuteur une ouverture vers cet horizon de croissance où nos semblables ont la possibilité de se positionner face au monde. Si un jour je deviens papa, j’aimerais que ce souvenir inspire ma façon d’échanger avec le petit être qui pourrait être né de la femme que j’aime.
Sur le moment, néanmoins, je n’ai pu m’empêcher de rire intérieurement. Parce qu’Heol s’est exprimé avec… un dépit aussi inattendu que l’éclat d’une énorme bulle d’air à la surface d’une eau calme. Il n’a aucunement dissimulé ce sentiment et le garçonnet l’a certainement perçu. Ça a un peu rompu la poésie du spectacle, mais l’authenticité des adultes peut bien valoir la déception d’un enfant. Un bambin n’a-t-il pas droit, lui aussi, à ce qu’on lui dise ce que l’on sent et que l’on pense ? C’est drôle, quand même, parce que j’imagine le môme interloqué. Lui arracher des mains un cornet de glace, croquer dans la vanille et lui fourrer le nez dedans aurait eu le même effet !
1 Source: Wikipedia