Musique
Nina Simone: une diva sans frontières
Nina Simone, née Eunice Kathleen Waymon le 21 février 1933 à Tryon, en Caroline du Nord, s’est imposée comme une figure emblématique et anticonformiste de la musique du XXe siècle. Sa carrière, marquée par une fusion unique de jazz, blues, et musique classique, transcende les frontières musicales et culturelles. Chanteuse, pianiste et compositrice hors pair, elle a su transformer chaque note en une déclaration vibrante, mêlant l’art à l’activisme avec une intensité inégalée. À travers ses œuvres, celle qu’on a surnommé « The Priestess of Soul » a laissé un héritage durable, fait de liberté, de passion et d’engagement social, affirmant ainsi son statut de véritable icône américaine.
Photo de couverture: Nina Simone photographiée par Jack Robinson le 30 octobre 1969 (crédits: Getty Images)
Naissance d’un talent : de la religion à la révélation musicale
Enfant prodige, Eunice Kathleen Waymon découvre le piano à l’âge de trois ans, une révélation presque immédiate de son extraordinaire talent. Très vite, elle se fait remarquer dans son entourage pour sa maîtrise de l’instrument et sa capacité à reproduire des mélodies complexes à un âge où d’autres enfants découvrent à peine les rudiments du jeu. Issue d’une famille modeste, profondément religieuse, Nina est la sixième de huit enfants. Sa mère, Mary Kate Waymon, était ministre méthodiste, et son père, John Divine Waymon, à la fois prédicateur et bricoleur. Le don musical de Nina ne passe pas inaperçu dans ce foyer marqué par la discipline et la foi, où la musique, tout comme la religion, tenait une place centrale dans la vie quotidienne.
Dès son plus jeune âge, Nina est plongée dans la musique liturgique. Elle accompagne les offices religieux en jouant du piano pour les chants de gospel, même si elle ne chante pas encore. C’est dans cette atmosphère spirituelle qu’elle développe sa première relation avec la musique, une relation à la fois rigoureuse et passionnée, encadrée par les principes stricts de sa mère. Pourtant, c’est une autre forme de musique qui la fascine réellement : la musique classique.
Sa passion pour les grands compositeurs européens se développe lorsqu’elle rencontre Muriel Mazzanovich, une Anglaise installée à Tryon, sa ville natale en Caroline du Nord. Muriel, frappée par le potentiel immense de Nina, lui offre des leçons de piano gratuites et l’introduit au répertoire classique. Sous sa tutelle, Nina se plonge dans les œuvres de compositeurs tels que Johann Sebastian Bach, dont la rigueur contrapuntique et la structure formelle influenceront son jeu tout au long de sa carrière, mais aussi Chopin, Brahms, Beethoven et Schubert. Le rêve de devenir une grande pianiste classique, une ambition audacieuse pour une jeune fille noire dans l’Amérique ségrégationniste des années 1940, germe en elle. Muriel, convaincue du potentiel de Nina, mobilise la communauté blanche locale pour financer ses études musicales.
À l’adolescence, Nina poursuit cette quête ambitieuse en intégrant la prestigieuse Juilliard School of Music à New York, grâce à une bourse obtenue avec difficulté. Sa carrière prend un tournant lorsqu’elle tente d’intégrer le Curtis Institute of Music à Philadelphie, une institution renommée pour la formation des grands pianistes classiques. À son grand désarroi, sa candidature est rejetée. Bien que la raison officielle ait été la forte concurrence, Nina Simone attribuera toujours ce refus à la couleur de sa peau, voyant dans cette décision une manifestation flagrante du racisme latent qui persistait même dans les sphères artistiques les plus distinguées.
Cet échec douloureux marque une rupture dans son rêve de devenir une pianiste classique reconnue, mais il ne met pas fin à son parcours musical. Au contraire, il sera le point de départ d’une nouvelle orientation, celle de la scène populaire, où elle réinvente son art en intégrant jazz, blues, gospel et musique classique dans un style unique et audacieux. Ce mélange des genres, associé à son engagement politique et social, fera d’elle l’une des figures musicales les plus iconoclastes et emblématiques du XXe siècle.
Les premiers pas vers une carrière musicale
Après son refus par le Curtis Institute, un coup dur pour ses aspirations de devenir pianiste classique, Nina Simone se retrouve confrontée à la nécessité de trouver des revenus. Enseigner la musique devient rapidement sa première solution, mais cela ne suffit pas à subvenir à ses besoins. En 1954, un tournant décisif s’amorce lorsqu’elle entend parler d’une opportunité au Midtown Bar & Grill à Atlantic City. Elle décide d’auditionner pour le poste de pianiste, sans se douter que ce moment changerait le cours de sa vie.
Lors de son audition, le propriétaire du bar lui demande non seulement de jouer du piano, mais aussi de chanter, une demande inhabituelle pour elle, car jusqu’alors, elle ne s’était jamais vraiment aventurée dans le chant. D’abord réticente et incertaine de ses capacités vocales, elle se résout à accepter pour des raisons financières. Cette décision, bien que motivée par la nécessité, révélera une autre facette de son talent, celle d’une chanteuse au timbre profond et émouvant.
C’est également à ce moment que Eunice Waymon devient Nina Simone. Sentant que ce nouveau chapitre de sa vie méritait une identité distincte, elle choisit ce pseudonyme en combinant « Nina », un surnom espagnol affectueux qui signifie « petite », avec « Simone », en hommage à l’actrice française Simone Signoret, dont elle admirait la force et la grâce. Ce nom d’artiste symbolisait une nouvelle naissance pour Nina, une réinvention de soi, où elle embrassait à la fois ses racines classiques et la liberté artistique qui allait désormais définir sa carrière.
Cette première expérience de chant public dans un bar modeste d’Atlantic City allait marquer les débuts d’une carrière qui, sans le savoir à l’époque, la propulserait bientôt sous les projecteurs de la scène musicale mondiale.
La liberté, pour moi, c’est l’absence de peur.
Le premier succès : I Loves You Porgy
À vingt-quatre ans, après des années de travail acharné et de compromis pour joindre les deux bouts, Nina Simone se retrouve enfin sous les projecteurs de l’industrie musicale. Tout commence par une opportunité unique : un enregistrement live lors d’une performance à New Hope, en Pennsylvanie. Impressionnée par sa prestation, elle envoie une démo aux maisons de disques, et c’est le label Bethlehem Records qui lui ouvre ses portes en 1958. Ce contrat, bien que modeste, marque le début de sa carrière discographique.
Sous ce label, elle enregistre son premier album, Little Girl Blue. Ce disque, où elle mêle avec brio jazz, blues et musique classique, révèle au grand public son immense talent. Parmi les titres de cet album figure son premier grand succès : « I Loves You Porgy », une reprise de l’opéra Porgy and Bess de George Gershwin. Cette œuvre emblématique, qui raconte une histoire d’amour tragique dans un quartier pauvre afro-américain, trouve immédiatement un écho chez Nina. Elle y voit des résonances avec ses propres luttes et les douleurs de la communauté noire. Sa version de « I Loves You Porgy » se distingue par sa sensibilité et son interprétation vocale unique, combinée à son jeu de piano délicat, influencé par son amour pour la musique classique.
Le succès de ce morceau ne tarde pas. « I Loves You Porgy » grimpe rapidement dans les charts, atteignant le Top 10 du Billboard Hot 100, une première pour Nina Simone. Cet exploit majeur, à une époque où l’industrie musicale était dominée par des artistes blancs, marque une étape décisive dans sa carrière. Grâce à cette reconnaissance, Nina sort de l’ombre des clubs de jazz et des petits bars où elle jouait pour s’imposer sur la scène nationale. Cependant, malgré le succès commercial et d’estime de Little Girl Blue, elle est confrontée à des contrats défavorables qui lui offrent peu de contrôle sur ses œuvres. Ce goût amer de la célébrité sera pour elle source de nouvelles frustrations, mais c’est aussi ce qui la poussera à se battre pour son indépendance artistique.
Frustrations professionnelles
Malgré ce succès fulgurant, Nina Simone se heurte rapidement à une réalité brutale. Son contrat avec Bethlehem Records, signé avant qu’elle ne soit pleinement consciente des rouages de l’industrie, est extrêmement désavantageux. En effet, elle réalise bientôt qu’elle n’a aucun contrôle sur les droits d’auteur de ses chansons, y compris sur « I Loves You Porgy ». Cela signifie que, bien que sa chanson soit diffusée à la radio et qu’elle vende de nombreux disques, les bénéfices financiers générés par cette réussite ne lui reviennent que très peu, un problème récurrent pour de nombreux artistes de l’époque. Nina se sent trahie et exploitée par l’industrie musicale, une blessure qui ne fera que s’amplifier au fil des ans.
Cette première expérience discographique lui apprend une leçon amère sur l’importance de maîtriser non seulement son art, mais aussi les aspects commerciaux de sa carrière. En dépit de son succès, elle ne se sent pas libre. Ces frustrations liées à ses contrats, ainsi qu’à un manque de contrôle créatif, alimenteront son engagement à se battre pour sa liberté artistique dans les années à venir.
« I Loves You Porgy » ouvre néanmoins la voie à d’autres opportunités. Alors que le morceau continue à dominer les ondes, Nina Simone attire l’attention d’autres maisons de disques, prêtes à lui offrir des contrats plus alléchants. Mais ce succès, s’il lui apporte de la visibilité, l’introduit aussi dans une industrie impitoyable où ses ambitions de liberté artistique et de reconnaissance se heurteront souvent aux exigences commerciales.
L’ascension avec Colpix Records
Après le succès d’estime de Little Girl Blue, qui lui permet d’entrer dans le Billboard en 1959 et de vendre un million d’exemplaires du single I Loves You Porgy, Nina Simone quitte Bethlehem Records pour signer avec Colpix Records. Ce nouveau contrat lui offre des conditions inédites pour une artiste de l’époque, lui garantissant une liberté totale dans le choix de ses morceaux. Colpix Records, conscient du potentiel de Nina, accepte de lui laisser carte blanche, un privilège rare dans une industrie où les artistes sont souvent contraints de suivre les directives des maisons de disques. Cette autonomie, associée à son talent unique, lui permet de créer des œuvres plus personnelles et authentiques.
L’album The Amazing Nina Simone, sorti en 1959, marque une étape importante dans sa carrière. Il présente une palette musicale diversifiée, mêlant des éléments de jazz, de blues, de folk, de gospel et de musique classique, qui deviendra sa signature artistique. Ce disque est particulièrement remarquable par sa richesse émotionnelle et la subtilité de ses arrangements, bien qu’il ne porte pas encore l’intensité politique de ses œuvres ultérieures. Parmi les morceaux, Children Go Where I Send You, un gospel dynamique, met en lumière ses talents de compositrice et son lien profond avec ses racines musicales religieuses.
Cependant, l’album n’est pas exempt de défauts. Bien que certaines chansons comme Blue Prelude et Tomorrow (We Will Meet Once Again) soient saluées pour leur sensibilité et leur orchestration raffinée, d’autres morceaux plus légers, tels que It Might as Well Be Spring et Chilly Winds Don’t Blow, semblent trop conventionnels et manquent de profondeur. Les orchestrations, parfois trop présentes, diluent par moments l’intensité vocale de Nina, créant un contraste avec l’émotion brute qu’elle sait dégager dans des morceaux plus dépouillés.
Néanmoins, The Amazing Nina Simone montre une artiste en pleine exploration de son style, qui, malgré quelques maladresses, révèle déjà la puissance et l’originalité qui feront d’elle une icône incontournable. Si cet album ne porte pas encore l’empreinte de son engagement pour les droits civiques, il témoigne de sa maîtrise technique et de son exigence artistique. Cet opus annonce les grandes œuvres à venir et laisse entrevoir une Nina Simone à la fois interprète et créatrice, qui ne tardera pas à conquérir un public bien au-delà des frontières américaines.
Une ascension marquée par des succès et des doutes
Malgré ses succès grandissants, Nina Simone reste une figure complexe et parfois tourmentée. Les succès commerciaux ne sont jamais sa priorité, et elle se méfie toujours des aspects financiers de sa carrière, ayant déjà souffert de contrats désavantageux. Cependant, Colpix lui permet de s’établir durablement en tant qu’artiste et de se forger une réputation internationale.
Cette période de sa carrière, marquée par des réussites artistiques et une reconnaissance critique, reste toutefois teintée d’incertitudes. Nina ressent de plus en plus le besoin de s’engager plus profondément dans la lutte pour les droits civiques et de faire entendre sa voix au-delà de la scène musicale. Ses albums suivants avec Colpix, qui continuent à explorer une palette d’émotions et de styles, reflètent cette dualité entre l’artiste accomplie et la militante en devenir.
En somme, son passage chez Colpix Records symbolise une montée en puissance, tant sur le plan artistique que sur celui de l’expression politique. C’est durant cette période que Nina Simone devient plus qu’une chanteuse : elle devient une voix, une force de résistance et une figure de proue dans la culture américaine, avec une influence qui résonnera bien au-delà de ses performances sur scène.
L’engagement politique émergeant
Sous l’égide de Colpix Records, Nina Simone commence à s’éloigner des simples standards du jazz pour explorer des territoires plus personnels et engagés. C’est au début des années 1960 que sa conscience politique s’affirme véritablement, en écho aux bouleversements sociaux de l’époque. Bien que son répertoire chez Colpix soit encore largement centré sur le jazz et le blues, ses compositions et interprétations commencent à refléter des préoccupations plus larges, liées aux injustices raciales et à l’égalité des droits.
Durant cette période charnière, elle fait la rencontre de l’écrivain et intellectuel James Baldwin. Leur amitié se révèle cruciale dans l’affirmation de l’engagement de Nina Simone. Baldwin, avec ses écrits percutants sur la condition des Noirs en Amérique, devient un mentor spirituel pour la chanteuse, l’encourageant à utiliser sa voix pour dénoncer les maux du système. Ensemble, ils partagent la conviction que l’art et la littérature sont des armes puissantes dans la lutte pour la justice sociale.
Au fil des années 1960, alors que les tensions raciales atteignent leur paroxysme aux États-Unis, Nina Simone se transforme progressivement en une voix phare du mouvement pour les droits civiques. Ce virage politique, qui marque une nouvelle dimension dans sa carrière, commence par des événements qui ébranlent profondément sa conscience.
En 1963, le meurtre de Medgar Evers, militant des droits civiques, et l’attentat à la bombe contre l’église de Birmingham, qui coûta la vie à quatre jeunes filles noires, provoquèrent en elle une onde de choc profonde. Nina, révoltée par ces actes de barbarie, écrit et interprète « Mississippi Goddam », une chanson remplie de colère et de frustration. Contrairement à la douceur de son style habituel, cette chanson est une déclaration ouverte et sans concession contre le racisme systémique du Sud des États-Unis. Elle la qualifie elle-même de « chanson protestataire », et son interprétation est un cri de guerre. Cependant, « Mississippi Goddam » n’est pas bien reçue partout. Dans le Sud, certains États la boycottent, et des radios refusent de la diffuser. Mais pour Nina, ce n’est que le début.
La musique devient alors pour elle un puissant vecteur de changement social. « Four Women », une autre chanson emblématique, raconte l’histoire de quatre femmes afro-américaines aux destins marqués par l’esclavage, le racisme et les stéréotypes. Chacune incarne une facette des luttes que doivent affronter les femmes noires en Amérique. Cette chanson, d’une force émotionnelle rare, transcende la simple composition musicale pour devenir un hymne de la résistance contre l’injustice.
En reprenant « Strange Fruit », une chanson autrefois interprétée par Billie Holiday, Nina Simone évoque avec une intensité glaçante les lynchages d’Afro-Américains dans le Sud des États-Unis. Les paroles sont crues, les images dérangeantes, et la manière dont Nina s’approprie ce morceau lui confère une dimension supplémentaire. Il ne s’agit plus seulement d’une dénonciation des violences raciales, mais aussi d’une prise de position radicale en faveur des droits humains.
Au début, Nina hésitait à lier directement sa musique à une cause militante. Elle voyait sa carrière avant tout comme une expression artistique personnelle. Mais les injustices qu’elle vivait en tant que femme noire aux États-Unis la poussent à reconsidérer cette position. Sa proximité avec James Baldwin renforce ce tournant décisif dans sa trajectoire. Désormais, chaque performance devient une plateforme pour exprimer son engagement politique. Des salles de concert prestigieuses aux petites scènes locales, elle n’hésite pas à clamer ses convictions, quitte à s’aliéner une partie de son public. Son militantisme est désormais indissociable de sa musique.
Performance au Newport Jazz Festival
L’une des premières grandes réussites de cette nouvelle période est sa performance mémorable au Newport Jazz Festival en 1966.
Le succès commercial chez RCA Records
En 1967, Nina Simone signe avec RCA Records, l’un des plus grands labels de l’époque. Ce changement lui permet de toucher un public encore plus large, tout en continuant à explorer des thèmes politiques. Son premier album pour RCA, Nina Sings the Blues (1967), est un cri du cœur pour les Afro-Américains. Il contient des chansons profondément marquées par la condition des Noirs aux États-Unis, comme « Do I Move You? » ou « Backlash Blues », coécrite avec le poète Langston Hughes.
Cependant, c’est avec la chanson « To Be Young, Gifted, and Black » qu’elle laisse une empreinte indélébile sur le mouvement des droits civiques. Composée en hommage à son amie Lorraine Hansberry, l’auteure de « A Raisin in the Sun », la chanson devient un hymne d’espoir et de fierté pour toute une génération de jeunes Noirs cherchant à s’émanciper des chaînes de l’oppression. Son message est simple mais puissant : « Jeune, doué(e) et noir(e) » – une déclaration d’amour pour une identité trop souvent marginalisée.
Durant son passage chez RCA, Nina explore aussi un large éventail musical. Elle revisite des chansons folk comme « Just Like a Woman » de Bob Dylan, qu’elle réinvente avec une sensibilité propre, et s’approprie des titres pop comme « To Love Somebody » des Bee Gees. Cette capacité à transcender les genres, à fusionner folk, blues, jazz, et chanson engagée, fait de Nina une artiste inclassable. Elle n’hésite pas à sortir des sentiers battus, à innover, à prendre des risques, le tout tout en restant fidèle à ses convictions.
L’exil et la quête de liberté
Fatiguée de l’Amérique et du climat social de plus en plus oppressant, Nina Simone prend la décision de quitter le pays au début des années 1970. Elle s’installe d’abord au Libéria, espérant y trouver une forme de paix et de réconciliation intérieure. L’Afrique représente pour elle une terre de renaissance, loin du racisme et des discriminations américaines. Bien qu’elle y connaisse une forme de répit, ce n’est qu’un refuge temporaire. Sa soif de liberté la conduit à voyager sans relâche.
Elle vit tour à tour en Barbade, en Angleterre, puis en France, en Suisse, et en Belgique. Ces années d’exil sont marquées par des tensions personnelles, des problèmes de santé mentale, et une lutte constante pour préserver son indépendance artistique. Néanmoins, malgré les difficultés, elle continue à créer. En 1978, elle enregistre Baltimore pour le label CTI, un album inattendu qui reçoit des critiques mitigées, mais qui conquiert une nouvelle génération de fans. Le titre éponyme, une reprise de Randy Newman, exprime une mélancolie douce-amère, reflétant son état d’esprit à cette époque.
Dans les années 1980, Nina Simone se produit régulièrement au célèbre club de jazz Ronnie Scott’s à Londres. En 1984, elle y enregistre l’album Live at Ronnie Scott’s, qui témoigne de sa capacité à se connecter plus chaleureusement avec son public, bien que ses performances puissent parfois être imprévisibles. À cette époque, elle semble apprécier de partager des anecdotes humoristiques sur sa carrière, tout en interagissant directement avec ses spectateurs.
Cependant, sa vie personnelle reste instable. Simone ne réside nulle part de manière fixe, vivant entre le Libéria, la Barbade, la Suisse et la France, avant de s’installer à Paris, où elle joue régulièrement dans un petit club de jazz, Aux Trois Mailletz. Les performances sont parfois brillantes, mais à d’autres moments, elle abandonne la scène après seulement quinze minutes, souvent trop ivre pour chanter ou jouer correctement. Parfois, elle s’en prend même au public, ce qui pousse son entourage, notamment son guitariste Al Schackman et son ami néerlandais Gerrit de Bruin, à intervenir pour essayer de l’aider.
En 1987, Nina Simone connaît un regain de popularité grâce à l’utilisation de sa chanson « My Baby Just Cares for Me » dans une publicité pour le parfum Chanel No. 5 en Europe. Cette chanson, qu’elle avait enregistrée pour la première fois en 1958, atteint la quatrième place des charts britanniques, ravivant l’intérêt du public pour son œuvre.
En 1988, elle s’installe à Nimègue, aux Pays-Bas, dans un appartement avec vue sur le pont Waalbrug et la campagne de l’Ooijpolder. Grâce à l’aide de Gerrit de Bruin, elle commence à retrouver une certaine stabilité. Cependant, ses crises de colère et ses accès de violence la suivent jusque-là. Diagnostiquée bipolaire par un ami de De Bruin, elle est traitée avec du Trilafon. Malgré la maladie, cette période est relativement heureuse pour Nina, qui apprécie l’anonymat que lui offre Nimègue. Peu de personnes la reconnaissent, lui permettant de mener une vie paisible.
Après une bataille juridique, elle parvient à gagner de l’argent grâce à la publicité pour Chanel, ce qui contribue à améliorer sa situation financière. En 1991, elle quitte Nimègue pour s’installer à Amsterdam, où elle vit pendant deux ans avec des amis et sa gouvernante, Jackie Hammond. Cette période marque une certaine renaissance personnelle, bien que ses défis personnels ne soient jamais entièrement surmontés.
Les dernières années en France
Finalement, Nina Simone pose ses valises en France en 1993, à Carry-le-Rouet, près d’Aix-en-Provence. Ce village côtier du sud de la France devient son ultime refuge, loin de l’agitation des tournées et des projecteurs. Si la tranquillité de ce lieu l’apaise, les dernières années de sa vie sont cependant marquées par de nombreuses épreuves. Les problèmes de santé se multiplient, notamment à cause d’un cancer du sein diagnostiqué dans les années 1990, ainsi que des troubles mentaux, en particulier des épisodes de dépression et de bipolarité. À cela s’ajoute une certaine amertume liée aux difficultés financières et à la reconnaissance incomplète qu’elle estimait mériter après tant d’années de carrière.
Malgré tout, Nina reste une figure publique et une légende vivante. Convaincue par le producteur Michael Alago, elle enregistre un dernier album, A Single Woman, en 1993, sous le label Elektra. Cet album, tout en sobriété et en émotion, reflète les dernières réflexions de l’artiste sur l’amour, la solitude, le vieillissement et la complexité des relations humaines. Bien qu’il ne connaisse pas le succès commercial de ses œuvres précédentes, il est salué pour sa sincérité et son élégance mélancolique.
Nina continue à se produire sur scène jusqu’à la fin des années 1990, refusant de se laisser abattre par les épreuves. Ses performances sont parfois irrégulières, marquées par des sautes d’humeur et des coups de fatigue, mais son aura magnétique demeure intacte. Pour chaque concert, elle puise dans ses dernières forces, et chaque représentation devient pour elle un moment cathartique, une façon de renouer avec son public et de transcender les douleurs du passé. Simone affronte la scène avec la même intensité, comme si elle savait que chaque spectacle pourrait être le dernier.
Un héritage musical important
Le 21 avril 2003, Nina Simone s’éteint dans sa maison à Carry-le-Rouet, à l’âge de 70 ans. Son service funèbre est un événement marquant, auquel assistent de nombreuses personnalités de la culture et de la musique. Miriam Makeba, Patti LaBelle, Sonia Sanchez, et Ossie Davis lui rendent hommage avec des mots empreints d’émotion et de respect. Elton John, grand admirateur de son œuvre, lui envoie un bouquet de fleurs accompagné d’un message touchant : « Tu étais la plus grande et je t’aime ».
Avec plus de quarante ans de carrière, Nina Simone a laissé un héritage musical indélébile. Sa capacité à transcender les genres et à exprimer une vérité brute à travers sa musique en fait une figure inimitable. Jazz, blues, folk, classique, musique engagée : Nina a tout exploré, tout dominé. Mais au-delà de la technique et de l’innovation, c’est son courage et sa passion qui résonnent encore aujourd’hui. Elle a inspiré des générations d’artistes et de militants, laissant derrière elle une œuvre authentique et intemporelle qui continue de parler au coeur et à la conscience de tous ceux qui l’écoutent.
Nina Simone – Repères biographiques
21 février 1933 : Naissance à Tryon, Caroline du Nord, sous le nom de Eunice Kathleen Waymon.
1936 : Elle commence à jouer du piano à l’âge de trois ans et montre rapidement un talent prodigieux.
1950 : À 17 ans, elle reçoit une bourse pour étudier à la Juilliard School of Music à New York, où elle rêve de devenir pianiste classique.
1954 : Change son nom en Nina Simone pour éviter que sa famille découvre qu’elle se produit dans des clubs de jazz.
1958 : Enregistre son premier album, Little Girl Blue, avec le célèbre morceau « I Loves You, Porgy », qui devient son premier succès commercial.
1959 : Sortie de The Amazing Nina Simone, son deuxième album, qui mêle jazz, blues et musique classique.
1964 : Début de son engagement politique avec l’enregistrement de chansons telles que « Mississippi Goddam », un cri contre la ségrégation raciale aux États-Unis.
1965-1970 : Elle enregistre plusieurs albums et devient une figure de proue du mouvement des droits civiques. Elle est influencée par Malcolm X et Martin Luther King Jr.
1974 : Quitte les États-Unis en signe de protestation contre le racisme et s’installe dans plusieurs pays, notamment la Barbade, la Suisse et la France.
1987 : Son enregistrement de « My Baby Just Cares for Me » est utilisé dans une publicité pour Chanel No. 5, relançant sa carrière internationale.
1993 : Elle s’installe définitivement dans le sud de la France.
2000 : Nina Simone reçoit un Grammy Hall of Fame Award pour sa contribution musicale.
21 avril 2003 : Décès à Carry-le-Rouet, France, à l’âge de 70 ans.
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