Musique
Nick Drake: crépuscule de la lune rose
« Je regardai, et voici, l’agneau se tenait sur la montagne de Sion, et avec lui cent quarante-quatre mille personnes, qui avaient son nom et le nom de son Père écrits sur leurs fronts. Et j’entendis du ciel une voix, comme un bruit de grosses eaux, comme le bruit d’un grand tonnerre; et la voix que j’entendis était comme celle de joueurs de harpes jouant de leurs harpes. Et ils chantaient un cantique nouveau devant le trône, et devant les quatre êtres vivants et les vieillards. Et personne ne pouvait apprendre le cantique, si ce n’est les cent quarante-quatre mille, qui avaient été rachetés de la terre. » (Apocalypse 14:1)
Photo de couverture: Nick Drake en février 1971 (crédits: Tony Evans/Timelapse Library Ltd/Getty)
Fin octobre 1971, il est vingt-trois heures passées. Nick Drake entra dans le studio d’enregistrement « Sound Techniques », situé dans le quartier londonien de Chelsea, comme un spectre, glissant entre les ombres de la nuit tombée, comme si même les étoiles hésitaient à briller dans l’obscurité qui l’accompagnait. Bien que le monde autour de lui se parait des couleurs chatoyantes de l’automne, il semblait déjà enfoui dans les brumes de l’hiver. Cet enregistrement serait différent, peut-être le dernier. Inconsciemment, il le savait.
Drake n’avait emmené au studio que sa guitare et une idée simple et limpide : ses chansons devaient être dépouillées de tout artifice. Pas d’accompagnements, pas de cordes ni de cuivres comme sur ses précédents albums, juste sa voix et sa guitare, dans leur forme la plus pure.
À ce stade de sa vie, la lumière de l’enthousiasme des premiers enregistrements s’était ternie, remplacée par une ombre pesante de mélancolie. La décision de créer Pink Moon ne venait pas d’une impulsion artistique réfléchie comme autrefois, mais plutôt d’un besoin presque animal de transcrire son silence intérieur, de donner forme à ce vide omniprésent. Son regard trop souvent absent, perdu dans une contemplation infinie, ne se levait que rarement de ses cordes, comme s’il cherchait dans les sonorités sibyllines de son instrument des réponses à des questions qu’il n’osait formuler.
Le studio était aussi dépouillé que sa volonté, juste une petite pièce close capitonnée, à l’abri du tumulte extérieur. Joe Boyd (1), son fidèle producteur et protecteur, n’était pas là. Il avait quitté Londres pour Los Angeles, appelé par Warner, la société de production qui l’employait alors.
Cette fois, Nick avait choisi d’être seul, de laisser son âme errer sans guide. Il avait décidé de n’appeler que John Wood, son ingénieur du son, qui avait déjà œuvré sur ses deux premiers albums. Présent dans une autre pièce, il était le seul témoin de ce dialogue muet entre Nick et son désespoir. Cet enregistrement ne serait pas un au revoir rempli de promesses, mais un adieu, une lettre rédigée sur le fil de la résignation.
Nick s’assit et accorda méthodiquement sa guitare, ajustant les cordes selon des accordages complexes, comme un puzzle dont lui seul connaissait les subtilités (2). Chaque note résonnait comme un glas lointain, un écho du passé. Puis, d’un souffle à peine perceptible, il commença à jouer. Les cordes vibrèrent, et la pièce sembla se resserrer autour de lui. Il n’y avait pas de place pour les erreurs, ni pour les secondes prises. Ce qu’il enregistrerait ne serait pas de simples pièces de musique mais l’extraction minutieuse d’une douleur devenue trop lourde à porter.
Loin des arrangements luxuriants de ses premiers albums, Five Leaves Left et Bryter Layter, il n’y avait ici que Drake, sa guitare et une série de chansons épurées, chacune une confession intime à peine murmurée.
« C’était un enregistrement beaucoup plus intime », dira effictivement plus tard John Wood.
Les paroles de Nick, chantonnées avec une douceur presque enfantine, parlent de la lune rose, d’un parasite (lui-même?), des ombres qui se cachent derrière le soleil. Elles sont à la fois simples, naïves et profondes, comme des haïkus fragiles qui ne laissent aucun doute sur l’état d’esprit de leur auteur.
Wood avait d’abord pensé que l’album pourrait être retravaillé, qu’il ferait peut-être appel à d’autres musiciens comme le contrebassiste Danny Thompson (3) pour l’accompagner. Mais Nick fut catégorique : « Non, c’est tout. C’est tout ce que nous faisons. »
L’ingénieur du son installé dans la pièce adjacente, entendait chaque note de la guitare de Drake comme une pulsation régulière, presque hypnotique. « Nick jouait comme un métronome, c’était extraordinaire », se souvient-il. Dans cette simplicité, il y avait une force étonnante. Chaque accord, chaque souffle semblait avoir été conçu pour capturer l’essence de l’instant, comme si Nick avait trouvé une sorte de vérité austère dans cette approche minimaliste.
L’une des chansons enregistrées cette nuit-là, Parasite, résonne encore avec une intensité particulière pour Wood. La ligne « Je descends à la Northern Line / Je regarde briller les chaussures / Regarde, tu me verras peut-être par terre / Car je suis le parasite de cette ville » symbolisait, pour lui, la vision désenchantée de Nick sur le monde. C’était une scène plutôt banale, mais dans sa bouche, elle devenait une métaphore de sa descente dans les ténèbres, un miroir de son propre sentiment d’aliénation semblable aux angoisses que subit le héros de « La Métamorphose de Kafka ».
Wood se souvient encore de cette nuit. « Il m’a appelé un jour pour me dire qu’il voulait enregistrer. C’était simple, direct, mais je savais que quelque chose de différent se préparait. » Ce qu’ils allaient capturer en deux nuits serait bien plus qu’un simple album. Ce serait le testament d’une âme tourmentée, cherchant un écho dans l’obscurité.
Alors que Pink Moon, la chanson-titre, prenait forme, Wood prit conscience de la singularité profonde de cet album, à mille lieues de tout ce que Drake avait créé auparavant. Les mélodies fragiles et aériennes, portées par des paroles au parfum surréaliste, empreintes de mystère — c’était comme si chaque mot, chaque accord portait la menace d’un adieu silencieux, une ultime tentative pour Drake de s’accrocher à quelque chose de tangible : « I saw it written / And I saw it say / Pink Moon is on its way / And none of you stand so tall / Pink Moon gonna get ye all ». Pour Nick, la Lune Rose se dressait comme un présage apocalyptique annonçant la fin de tout ce qui existe.
L’album, à peine trente minutes de musique, fut finalisé en deux nuits. Chaque morceau enregistré en une seule prise, comme une évidence : plus de temps à perdre, plus d’espace pour les hésitations.
« Je pense qu’il savait, tout comme moi, que cet album était spécial », confia Wood. Pourtant, malgré cette reconnaissance tout amicale et la fierté que ressentait Nick sur la qualité et l’authenticité de Pink Moon, l’idée d’un succès commercial était lointaine. Ironiquement, ce n’est qu’en 1999, bien après la disparition de Drake, qu’une publicité pour Volkswagen a insufflé une nouvelle vie à Pink Moon, le révélant à une génération qui n’avait jamais eu le moindre écho de sa musique.
Mais à ce moment-là, Nick Drake était déjà bien loin de ces préoccupations, emporté par ses propres démons intérieurs. Malgré tout, ce qu’il laisse derrière lui dépasse de loin un simple disque : c’est une œuvre intemporelle, une fenêtre ouverte sur l’âme tourmentée d’un artiste pour qui la musique était à la fois un refuge et une malédiction, une lueur vacillante au crépuscule de sa trop courte existence.
(1) Joe Boyd (né le ) est un producteur de disques américain qui a beaucoup travaillé en Grande-Bretagne, avec sa compagnie de production Witchseason
(2) Nick avait l’habitude d’accorder la plupart du temps sa guitare en open tuning
(3) Daniel Henry Edward « Danny » Thompson (né le à Teignmouth dans le Devon) est un multi-instrumentiste britannique, surtout connu en tant que contrebassiste.
Vie et destin brisé d’un musicien de génie
Nick Drake, né le 19 juin 1948 à Rangoon (aujourd’hui Yangon), en Birmanie, et décédé prématurément en 1974, est aujourd’hui reconnu comme l’une des figures les plus fascinantes et énigmatiques de la musique folk britannique. Durant sa vie, il n’a sorti que trois albums – Five Leaves Left (1969), Bryter Layter (1970) et Pink Moon (1972) – dont l’écho est resté très discret à l’époque. Toutefois, son œuvre a depuis gagné un immense prestige posthume, se transmettant à travers les générations comme un secret précieux découvert par des auditeurs captivés par sa poésie mélancolique et son approche introspective de la musique.
Le jeune Nick, issu d’une famille anglaise aisée et aimante, a grandi dans un cadre où la musique était omniprésente, notamment grâce à sa mère, Molly Drake, qui écrivait et jouait ses propres chansons au piano. Très réservé, Nick montrait déjà une sensibilité exacerbée et une grande introspection. Ses proches le décrivaient comme un enfant distant et insondable, désintéressé par la plupart des activités ordinaires. Cette lassitude précoce a marqué toute son existence.
Malgré des facilités académiques et la chance de fréquenter de bonnes écoles, Nick s’est rapidement désintéressé de ses études, préférant consacrer son temps à la musique. À 17 ans, il obtient une bourse pour étudier à Cambridge mais choisit plutôt de s’acheter une guitare sèche, influencé par des artistes comme Bob Dylan et Phil Ochs. Ce choix marque le début de sa fascination pour le picking et l’open tuning, des techniques qui allaient définir son style musical unique.
En 1967, lors d’un voyage au Maroc avec des amis, il croise brièvement des membres des Rolling Stones, illustrant cette ambivalence chez lui : à la fois admirateur des icônes musicales et artiste introverti, refusant la lumière des projecteurs. De retour en Angleterre, il rejoint Cambridge à reculons, ressentant un profond malaise dans un environnement qui ne valorise pas les arts. Sa rencontre fortuite avec le producteur Joe Boyd, en 1968, a marqué un tournant décisif dans sa carrière musicale. Boyd, ayant déjà travaillé avec des groupes comme Pink Floyd et Fairport Convention, reconnaît immédiatement le potentiel de Drake et le fait signer chez Island Records à seulement 20 ans.
Son premier album, Five Leaves Left (1969), est un recueil de chansons majestueuses subtilement arrangées, reflétant sa voix douce et sa maîtrise de la guitare acoustique. Malgré la qualité indéniable de cet album, il passe relativement inaperçu à sa sortie. Les attentes de Nick, qui nourrissait de grands espoirs pour son travail, sont anéanties par cet échec commercial. Déjà en proie à des troubles dépressifs, cette déception accentue son repli sur lui-même.
Bryter Layter, son deuxième album sorti en 1970, est plus orchestré et ambitieux. Joe Boyd y mêle des arrangements luxuriants, faisant appel à des musiciens comme le bassiste Dave Pegg de Jethro Tull. L’album, bien que musicalement riche, est à nouveau ignoré par le grand public, plongeant Nick dans une profonde dépression. Alors qu’il semble se perdre dans une vie de plus en plus solitaire, il enregistre en 1972 Pink Moon, un album minimaliste, sombre et dénudé, où seules sa voix et sa guitare résonnent. Ce cri du cœur témoigne de la détresse d’un homme en pleine lutte intérieure. « Je ne peux pas penser à des mots, je ne ressens aucune émotion sur rien. Je suis anesthésié, mort à l’intérieur », confiera-t-il à un proche.
Après Pink Moon, Nick s’éloigne de plus en plus de la scène musicale, souffrant d’insomnie et d’une dépression sévère. Il retourne vivre chez ses parents dans le Warwickshire, menant une existence presque monastique, muré dans son silence, s’enfonçant dans la mélancolie. Ses derniers mois sont marqués par la prise d’antidépresseurs et une solitude accrue. Le 25 novembre 1974, il est retrouvé mort à l’âge de 26 ans, probablement d’une overdose d’amitriptyline, un antidépresseur qu’il prenait. Bien que certains évoquent un acte désespéré, d’autres pensent à un accident.
Depuis sa disparition, l’œuvre de Nick Drake n’a cessé de gagner en notoriété, chaque nouvelle génération d’auditeurs redécouvrant la beauté et la profondeur de sa musique. Des artistes contemporains comme Paul Weller, Kate Bush, ou The Cure citent son influence, et des chansons comme River Man, Northern Sky, et Pink Moon sont aujourd’hui des classiques intemporels. Poète maudit par excellence, Nick Drake laisse derrière lui une œuvre aussi intime qu’universelle, qui continue de toucher les âmes sensibles, faisant de lui une des figures les plus authentiques et poignantes de sa génération.
I was born to love no oneNo one to love me…
Les trois albums de Nick Drake: Five Leaves Left (1969), Bryter Layter (1970) et Pink Moon (1972)
Nick Drake – Repères biographiques
19 juin 1948 : Naissance à Rangoon (aujourd’hui Yangon), en Birmanie. La famille Drake retourne en Angleterre peu après sa naissance.
1959-1962 : Enfance dans le Warwickshire, Angleterre. Développe une passion précoce pour la musique, apprenant le piano et la clarinette.
1966 : À l’âge de 18 ans, il se rend à Aix-en-Provence, France, où il découvre le LSD et le cannabis. Retour en Angleterre, où il achète une guitare acoustique avec une bourse d’études, délaissant ses études pour la musique.
1967 : Voyage au Maroc, rencontre avec des membres des Rolling Stones.
1968 : Rencontre avec le producteur Joe Boyd, qui l’introduit à Island Records.
1969 : Sortie de son premier album, Five Leaves Left. L’album passe relativement inaperçu à sa sortie.
1970 : Sortie de son deuxième album, Bryter Layter. L’album est acclamé pour ses arrangements orchestraux mais n’atteint pas un grand succès commercial.
1971 : Début de l’enregistrement de Pink Moon, son troisième album. Il enregistre l’album en seulement deux courtes sessions nocturnes.
1972 : Sortie de Pink Moon. L’album reçoit peu d’attention à sa sortie mais est désormais considéré comme une œuvre maîtresse.
1974 : Retour à vivre chez ses parents après une période d’isolement et de détérioration de sa santé mentale.
25 novembre 1974 : Décès à l’âge de 26 ans, probablement dû à une overdose d’amitriptyline.
1979 : Les premiers hommages commencent à émerger, avec des artistes comme Paul Weller et Kate Bush reconnaissant son influence.
1980 : Réédition posthume de ses albums par Island Records, contribuant à sa redécouverte.
1999 : Le film A Skin Too Few, un documentaire sur Nick Drake, contribue à raviver l’intérêt pour sa musique.
2000s : Divers artistes, tels que The Cure et REM, rendent hommage à Nick Drake, et son œuvre continue d’influencer de nombreux musiciens contemporains.
VIDÉO : « Solid Air » (1978), chanson-hommage à Nick Drake de John Martyn
VIDÉO : « A Skin Too Few: The Days of Nick Drake » (2000) de Jeroen Berkvens, documentaire sur le chanteur (en anglais)
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