Humanité(s)-Vers une culture de la rencontre

HUMANITÉ(S)

Nick Drake: crépuscule de la lune rose

par | 22 Juil 2024 | Chroniques | 0 commentaires

Portrait

Jean Monnet: le monde appartient aux audacieux

Ces dernières décennies, de nombreuses rumeurs et théories du complot ont émergé, affirmant que Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de l’Union européenne, était un agent au service des Américains, notamment de la CIA. Selon ces spéculations, la construction européenne aurait été secrètement orchestrée par le gouvernement des États-Unis pour servir ses propres intérêts géopolitiques. Bien que ces allégations soient séduisantes pour certains, elles méritent d’être examinées à la lumière de quelques faits historiques qui jalonnent le parcours remarquable et audacieux de l’un des véritables artisans de notre Europe. 

Jean Monnet: le monde appartient aux audacieux

Jean Monnet, enfant

Dans une modeste maison de Cognac, en Charente, appartenant à une famille de négociants en cognac, naquit le 9 novembre 1888 un enfant destiné à dessiner les contours d’un nouveau monde. Jean Monnet, de son nom, grandit parmi les vignobles qui semblaient étendre leurs bras jusqu’à l’horizon, un paysage paisible contrastant étrangement avec la vivacité de l’enfant et avec le tumulte des idées visionnaires qui germeraient plus tard dans son esprit.

Son père, Jean-Gabriel, fils de viticulteurs, avait réussi à devenir un négociant de renom et, en 1897, il prit la tête d’une coopérative de petits producteurs qu’il avait progressivement transformée en une société familiale prospère, la JG Monnet Cie. La région de la Charente, ouverte sur le monde depuis le XIIème siècle, exportait depuis longtemps du sel puis du vin vers les îles britanniques. Au XIXe siècle, ses eaux-de-vie étaient reconnues à l’échelle mondiale, et les principaux producteurs de cognac, tels que Hennessy et Martell, provenaient d’outre-Manche. Ainsi, la région de Cognac avait très tôt pris conscience de l’importance des affaires internationales, lesquelles étaient souvent jugées plus cruciales que les événements nationaux.

Jean Monnet: le monde appartient aux audacieux

Vienne, Autriche, vers 1900

C’est dans cet environnement que grandit le jeune Jean Monnet. À la table familiale, il voyait défiler clients et associés de tous horizons, parlant diverses langues et rapportant des nouvelles du monde entier. L’adolescent, bien que bon élève, préférait ces récits fascinants à l’apprentissage théorique des choses. Ses premières années furent marquées par les cycles de la vigne, le rythme des saisons, et les histoires de voyages racontées par les négociants de cognac. Mais au-delà des champs verdoyants et des fûts de chêne, Jean ressentait pourtant un appel irrésistible vers quelque chose de plus vaste, une vision d’un monde au-delà des frontières où la coopération triompherait des conflits. Ce sentiment prit racine dans plusieurs événements marquants de son enfance.

J’aime à imaginer que l’un de ces moments décisifs aurait pu survenir lors de l’été de ses dix ans. Un jour, alors qu’il se serait promené dans les vignobles avec son père, ils auraient rencontré un groupe d’ouvriers saisonniers venus de différentes régions d’Europe pour travailler aux vendanges. Jean, curieux et observateur, aurait été frappé par la diversité des langues et des coutumes. Malgré leurs différences, ces hommes et femmes travaillaient ensemble dans un but commun, unissant leurs efforts pour la récolte du raisin. Cette scène aurait laissé une empreinte indélébile dans son jeune esprit. Il aurait vu dans cette coopération spontanée une métaphore puissante : si des travailleurs de divers horizons pouvaient se réunir pour une cause commune, pourquoi les nations d’Europe ne pourraient-elles pas en faire de même pour la paix et la prospérité ? Cette idée, bien que vague à l’époque, prenait racine dans son esprit d’adolescent et commençait à façonner sa vision du monde.

Un autre facteur important, tout à fait incontestable celui-là, fut l’influence des négociants internationaux qui fréquentaient souvent la maison familiale. Les récits exotiques de contrées lointaines, les descriptions de cultures diverses et les défis du commerce global élargirent ses horizons et nourrirent son désir de dépasser les frontières locales. Il comprit très tôt que le monde était vaste et complexe, mais qu’il pouvait aussi être uni par des intérêts communs et des échanges bénéfiques. À l’âge de seize ans, délaissant les études classiques, Jean Monnet quitta sa région natale pour Londres, où il entra dans le commerce de cognac familial. Cette immersion précoce dans le monde des affaires internationales fut pour lui une école de diplomatie et d’entente interculturelles. Il se retrouva plongé dans un environnement cosmopolite où il côtoyait des marchands de toutes nationalités, négociant avec des Britanniques, des Américains, des Scandinaves et bien d’autres.

Départ pour l’Amérique

À dix-huit ans, le jeune homme se sent prêt à affronter l’Amérique et s’embarque pour la première de ces grandes traversées transatlantiques qu’il affectionnera toute sa vie. Son père, toujours pragmatique,  lui conseille : « N’emporte pas de livres. Personne ne peut réfléchir pour toi. Regarde par la fenêtre. Parle aux gens ». L’Amérique est une révélation pour le jeune Jean : les espaces infinis, la simplicité des contacts, l’esprit d’entreprise le fascinent. Il y tisse tôt des liens d’amitié et de confiance et s’y découvre de grands talents de négociateur. À vingt-deux ans, le jeune Monnet signe pour les cognacs familiaux un important contrat de distribution exclusive sur l’ouest du Canada avec la puissante Hudson Bay Company. Il établit à cette occasion des liens personnels forts avec les dirigeants de cette société, qui dispose notamment de ressources financières conséquentes et d’une importante flotte de navires marchands. Cette expérience l’initia aux complexités des échanges internationaux et à la pertinence de la coopération entre différentes cultures.

Jean Monnet: le monde appartient aux audacieux

Les salons feutrés des négociants, les dîners mondains où se nouaient des accords commerciaux, les discussions animées sur les fluctuations des marchés : tout cela forma le jeune Monnet à la subtilité des relations humaines et commerciales. Il apprit à naviguer entre les intérêts divergents, à écouter et à comprendre les perspectives variées, développant ainsi une capacité remarquable à trouver des terrains d’entente. Chaque transaction, chaque rencontre était pour lui une leçon de vie. Il comprit rapidement que le succès en affaires ne reposait pas seulement sur la qualité du produit, mais aussi sur la capacité à établir des relations de confiance et de respect mutuel. Cette période londonienne fut une véritable école de vie, où il affina ses compétences de négociateur et de médiateur, des qualités qui se révéleraient cruciales dans sa mission future de bâtisseur de paix en Europe.

Audience auprès de préseident du conseil

La Première Guerre mondiale éclata, emportant l’Europe dans un tourbillon de destruction et de désespoir. En juillet 1914, alors qu’il rentrait du Canada, Jean Monnet apprit la nouvelle de la mobilisation générale en gare de Poitiers. Réformé en 1908 pour des problèmes pulmonaires, il n’était pas mobilisable. Pourtant, l’idée de rester inactif alors que son continent sombrait dans le chaos était insupportable pour lui. Doté d’une expérience précieuse en tant qu’affréteur et d’une connaissance approfondie de l’Angleterre, Monnet était convaincu qu’il pouvait apporter une contribution significative à l’effort de guerre.

Il constata rapidement le désordre et le manque de coordination dans l’utilisation des flottes marchandes françaises et anglaises, un gaspillage désastreux en temps de guerre. Persuadé qu’il pouvait proposer des solutions efficaces, il décida de mettre à profit ses relations avec la Hudson Bay Company. Lorsqu’il confia à son père son intention de rencontrer le président du Conseil, René Viviani, pour exposer ses idées, ce dernier tenta de le raisonner, arguant qu’à son âge et depuis Cognac, il ne pourrait influencer les décisions des grands chefs à Paris. « Même si tu avais tout à fait raison, ce n’est pas à ton âge, ni à Cognac, que tu changeras ce que nos grands chefs décident à Paris », lui dit son père. Mais Monnet, doté d’une détermination inébranlable, persista.

La suite lui donna raison. En pleine bataille de la Marne, Monnet chercha et obtint une audience avec René Viviani, alors replié à Bordeaux. Impressionné par l’audace et la clarté de ses propositions, Viviani le propulsa à Londres pour les mettre en œuvre. Grâce à son intervention, la Hudson Bay Company signa un contrat crucial d’assistance maritime et financière avec le gouvernement français. Monnet se consacra alors à l’organisation des comités d’approvisionnement franco-anglais depuis Londres, une tâche monumentale mais essentielle. L’historien Jean-Baptiste Duroselle, dans son ouvrage La grande guerre des Français, n’hésita pas à écrire : « En un sens, on peut dire que la flamboyante victoire de Foch a été facilitée et même rendue possible par l’action obscure de Jean Monnet ».

​À la fin de la guerre, Monnet tenta désespérément de préserver l’organisation économique de guerre qu’il avait contribué à bâtir. Il était convaincu que les structures de coordination franco-britanniques, si efficaces en temps de conflit, pouvaient jouer un rôle crucial dans la reconstruction post-guerre. Hélas, ses efforts furent vains et les comités alliés démantelés. Néanmoins, la guerre avait forgé en lui une réputation solide d’organisateur exceptionnel et doté une influence notable.

Rencontre avec Silvia

En parallèle de ses efforts pour la paix et la coopération, la vie personnelle de Jean Monnet fut marquée par une rencontre déterminante. C’est en 1929, lors d’un voyage d’affaires à Paris, qu’il croisa le chemin de Silvia de Bondini, une femme artiste-peintre italienne d’une beauté saisissante et au caractère affirmé. Silvia, cependant, était mariée à un autre homme, ce qui rendait toute relation avec elle non seulement compliquée mais aussi socialement inacceptable pour la morale bourgeoise de l’époque.

Jean Monnet: le monde appartient aux audacieux<br />

Silvia et Jean Monnet

Malgré les obstacles, Monnet et Silvia développèrent une relation profonde et sincère. Ils étaient attirés l’un vers l’autre par une force irrésistible, une connexion qui transcendait les conventions. Leur amour, bien que clandestin au début, devint rapidement une part essentielle de la vie de Monnet. Il ne se contenta pas de leur relation secrète et se mit en tête de légitimer leur union. Pendant des années, il lutta pour obtenir le divorce de Silvia, un processus long et pénible dans la France de l’entre-deux-guerres.

Face à cette situation délicate, son ami Ludwig Rajchman, ancien directeur de la section d’hygiène de la Société des Nations (SDN) – ancêtre des Nations-Unies dont Monnet fut le jeune directeur adjoint –  proposa une solution tout à fait audacieuse et originale: Silvia devait se rendre à Moscou, prendre la nationalité soviétique, et profiter d’une disposition de la loi russe pour divorcer unilatéralement, afin d’épouser Jean Monnet. C’est ainsi que, en avril 1934, après un voyage épique à travers le transsibérien depuis Shanghai, Monnet arriva à Moscou pour épouser Silvia.

Jean Monnet qualifia cet épisode de « plus belle affaire de sa vie » dans ses Mémoires. Leur union, officialisée dans des circonstances extraordinaires, apporta à Monnet une source essentielle de bonheur, de stabilité et de sérénité. Ensemble, ils eurent deux filles : Anna, née en 1931, et Marianne, née à Washington DC en 1941. Leur mariage, qui dura 45 ans jusqu’à la mort de Silvia en 1979, fut une pierre angulaire dans la vie de Monnet, soutenant sa quête pour bâtir non seulement une Europe unie, mais aussi une vie personnelle harmonieuse et épanouie.

Création de la CECA

La Seconde Guerre mondiale, avec son cortège de destructions et de souffrances, renforça la conviction de Monnet que la paix durable ne pourrait être assurée que par une intégration économique et politique profonde entre les nations européennes. Dès 1943, alors que les combats faisaient encore rage, il commença à élaborer des plans pour l’après-guerre. Son objectif était clair : prévenir de nouveaux conflits fratricides en unissant les pays européens autour d’intérêts communs.

En 1950, en réponse à la menace de nouvelles hostilités, il conçut avec Robert Schuman le plan éponyme (communément appelé « Déclaration Schuman », 9 mai 1950) visant à placer les productions française et allemande de charbon et d’acier sous une autorité commune. Ce geste audacieux, plus qu’économique, était symbolique : il signifiait la fin des rivalités séculaires et le début d’une coopération sans précédent. La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) était née, prélude à la construction européenne.

Jean Monnet et Robert Schuman

Monnet, bien que souvent dans l’ombre, fut le véritable artisan de cette Europe naissante. Son œuvre ne se limitait pas à des structures institutionnelles, mais visait à forger une conscience européenne, une identité commune transcendant les nationalismes étriqués. Il croyait fermement que l’Europe unie pourrait non seulement garantir la paix, mais aussi apporter prospérité et progrès à ses peuples.

La CECA, en réunissant les anciennes nations belligérantes dans une coopération économique étroite, créa un précédent crucial pour l’avenir de l’Europe. Cette première pierre posée par Monnet et Schuman devint la fondation sur laquelle serait érigée l’Union européenne. Quelques années plus tard, en 1957, le traité de Rome, inspiré par les succès de la CECA, donna naissance à la Communauté Économique Européenne (CEE), ouvrant une nouvelle ère de collaboration et de développement.

Jean Monnet, homme discret et tenace, poursuivit son rêve avec une détermination inébranlable jusqu’à ses derniers jours. Il ne cherchait ni la gloire ni les honneurs, mais l’aboutissement d’une idée simple et puissante : celle d’unir des hommes et des femmes autour d’un projet commun, dépassant les haines et les guerres. Aujourd’hui, l’Union Européenne, bien que souvent critiquée et remise en question, demeure un témoignage vivant de son ambition et de sa vision. Les étoiles dorées sur fond bleu qui flottent au vent rappellent que, grâce à des esprits comme celui de Jean Monnet, la coopération et l’unité peuvent triompher des plus sombres chapitres de l’histoire.

Ainsi, dans ce coin tranquille de Cognac où tout commença, on pourrait presque entendre le murmure de la vigne chantant les louanges d’un homme dont la plume et la pensée ont redessiné les contours d’un continent. Jean Monnet, à travers son fabuleux destin, nous enseigne que la véritable grandeur réside dans la capacité à rêver d’un monde meilleur et à œuvrer sans relâche pour le bâtir. Le monde appartient définitivement aux audacieux.

Steve Lauper

Jean Monnet: le monde appartient aux adacieux

« Nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes. »

« Les obstacles à la construction de l’Europe seront de plus en plus nombreux au fur et à mesure que l’on s’approchera du but parce que, dans la construction de l’Europe comme dans toute autre grande entreprise, les hommes poussent devant eux les difficultés les plus graves, laissant à leurs successeurs le soin de les résoudre. »

 Citations de Jean Monnet 

« Jean Monnet, le père discret de l’Europe » – Documentaire sur la chaîne Public Sénat

Auteur/autrice

Steve Lauper

Articles Récents

  • Léon Blum: une vie de combats
    Léon Blum, figure emblématique de la vie politique française, fut, dès son jeune âge, profondément marqué par les bouleversements d’une France en quête de sens, déchirée entre les vestiges d’un passé monarchique et les promesses d’une République en devenir.
  • Nina Simone: une diva sans frontières
    Nina Simone, née Eunice Kathleen Waymon le 21 février 1933 à Tryon, en Caroline du Nord, s’est imposée comme une figure emblématique de la musique du XXe siècle. Sa carrière, marquée par une fusion unique de jazz, blues, et musique classique, transcende les frontières musicales et culturelles.
  • Jekyll et Hyde: les masques de la moralité
    Facebook Twitter LinkedIn Steve Lauper
  • Nick Drake: crépuscule de la lune rose
    Fin octobre 1971, il est 23h passées. Le chanteur folk anglais Nick Drake, vingt-trois ans, pénètre dans le studio "Sound Techniques" à Londres pour l'enregistrement de son dernier album-testament: Pink Moon. Récit.
  • Croisement heureux entre deux Humanité(s)
    Sur l’île de La Réunion, dans l’océan Indien, une sculpture porte le nom d’Humanité(s. Son auteur, Xavier Daniel, un artiste plasticien né à Rouen, nous a contacté cet été. Récit.Par Steve Lauper
  • Dictionnaire passionné de Albert Camus
    Albert Camus, né le 7 novembre 1913 à Mondovi, en Algérie, dépasse de loin la simple figure de l’écrivain. Penseur profondément humaniste, son œuvre et son engagement continuent d’éclairer notre réflexion sur la condition humaine et la recherche de sens.
  • Rosa Parks: un non pour l’Histoire
    Auteur/autrice Steve Lauper Voir toutes les publications Facebook Twitter LinkedIn Steve Lauper
  • Viol et pouvoir: le poids du patriarcat dans l’affaire de Mazan
    Auteur/autrice Steve Lauper Voir toutes les publications Facebook Twitter LinkedIn Steve Lauper
  • Dylan et Guthrie: quand Bobby rencontre Woody
    Auteur/autrice Steve Lauper Voir toutes les publications Facebook Twitter LinkedIn Steve Lauper
  • Jean Monnet: le monde appartient aux audacieux
    Auteur/autrice Steve Lauper Voir toutes les publications Facebook Twitter LinkedIn Steve Lauper

Étiquettes

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Inscrivez-vous à notre Newsletter!

Rejoignez notre liste de diffusion pour être tenus au courant de nos dernières publications.

Bravo, vous êtes abonné!