Société
Viol et pouvoir: le poids du patriarcat dans l’affaire de Mazan
Photo de couverture: « Force égale » de Odonchimeg Daavadorj (2016) – collage sur papier, perforations, fils
L’affaire des viols de Mazan, qui défraie la chronique aujourd’hui, met en lumière une des plus sordides affaires judiciaires françaises des dernières décennies. Impliquant Dominique Pélicot et 51 autres accusés, ce scandale dépasse la simple dimension d’un crime isolé, révélant des dysfonctionnements profonds dans la société et illustrant comment les mécanismes patriarcaux peuvent encore étouffer les voix des victimes, malgré les avancées en matière d’égalité entre les sexes. Analyse.
Par Steve Lauper
Ce qui choque dans cette affaire, au-delà de l’horreur des faits, c’est la banalité des auteurs impliqués. Les 51 accusés ne sont pas des prédateurs marginaux mais des hommes « ordinaires », issus de divers milieux socio-professionnels, tels que des pompiers, des militaires, des conseillers municipaux, ou encore des retraités. Cette ordinarité met en lumière un phénomène plus large : celui de la persistance d’un patriarcat informel, profondément ancré dans les comportements et les mentalités, même si en France, au regard de la loi, l’égalité entre les hommes et les femmes est garantie par la Constitution. En pratique, ces hommes ont pu agir en toute impunité, protégés par un cadre social où certains abus de pouvoir masculin sont minimisés, voire tolérés. Le sentiment de toute-puissance qu’ils ont nourri découle d’une culture où les rapports de domination restent invisibles et où la violence exercée sur les femmes est souvent banalisée ou relativisée. Ainsi, la question n’est pas tant celle d’une institutionnalisation du patriarcat que d’une tolérance sociale permettant à ces formes de pouvoir de prospérer à l’ombre des lois.
Le comportement de ces hommes révèle une croyance profondément enracinée selon laquelle le corps des femmes leur appartiendrait ou serait à leur disposition, renforçant l’idée qu’ils détiendraient un droit naturel de contrôle sur celui-ci. Ce pouvoir de domination masculine, dans lequel les femmes sont réduites à des objets de désir ou à des instruments de jouissance, relève d’une construction patriarcale profondément ancrée. Ces hommes ne voyaient dans le corps de Gisèle Pélicot ni une personne, ni un sujet de droits, mais un territoire qu’ils pouvaient s’approprier, manipuler et violer à volonté, en toute légitimité. Ce contrôle est d’autant plus pernicieux qu’il est souvent banalisé ou implicitement accepté, renforçant l’idée qu’il est normal, voire attendu, que les femmes se soumettent aux désirs masculins.
Le procès, ouvert en septembre 2024, représente non seulement un moment de justice pour Gisèle Pélicot, mais aussi une remise en question sociétale sur la manière dont ces hommes ont pu se sentir autorisés à commettre de tels actes de barbarie.
Crédit: Patrick Gherdoussi / Libération
Une société qui échoue à protéger
Les révélations de cette affaire remettent également en question l’efficacité du système judiciaire et des structures sociales pour protéger les victimes de violences conjugales et sexuelles. Gisèle Pélicot, mariée à Dominique depuis près de 50 ans, se plaignait depuis longtemps de douleurs gynécologiques, de fatigue chronique et d’absences inexpliquées. Pourtant, personne n’a jamais soupçonné qu’elle était régulièrement droguée et violée dans son propre foyer.
Les institutions, y compris le corps médical, semblent avoir manqué d’écoute et de vigilance. Ces manquements résonnent avec le discours de nombreuses femmes victimes de violences, qui témoignent de la difficulté à être crues et soutenues dans leur démarche de dénonciation.
Dominique Pélicot : un « monstre » dissimulé derrière une façade ordinaire?
L’un des aspects les plus perturbants de cette affaire est la double vie menée par Dominique Pélicot. Père de trois enfants, travaillant chez EDF et dans l’immobilier, Pélicot menait une existence en apparence banale avec sa femme Gisèle. Derrière cette façade se cachait un manipulateur capable de trahir la personne la plus proche de lui pour assouvir ses pulsions sexuelles criminelles.
Son implication dans d’autres affaires de violences sexuelles, comme le viol et meurtre non élucidé de Sophie Narme en 1991, ainsi que d’autres agressions en 1999 et 2010, montre un schéma de récidive qui n’a jamais été pris en compte. Il aura fallu attendre cette dernière arrestation pour que la pleine mesure de ses crimes soit découverte.
Ce contraste troublant entre la normalité apparente de Pélicot et la monstruosité de ses actes évoque la réflexion de Hannah Arendt sur la « banalité du mal ». Arendt, en étudiant le cas d’Adolf Eichmann, avait souligné que le mal peut se manifester sous des formes extrêmement ordinaires, portées par des individus qui, loin d’être des figures démoniaques hors du commun, sont souvent des personnes « normales » menant des vies en apparence conformes aux normes sociales. Dans le cas de Pélicot, sa vie de père de famille et de travailleur exemplaire masquait une personnalité capable des pires atrocités.
La « banalité du mal » chez Pélicot se traduit par l’absence de traits ostentatoires d’un « monstre » ou d’un criminel visible. Comme Eichmann, il a agi sans états d’âme visibles, dissociant complètement sa vie sociale de ses crimes. Ce concept pousse à interroger la manière dont des individus, qui paraissent intégrés et insérés dans le tissu social, peuvent commettre des actes de violence extrême sans être immédiatement perçus comme des menaces, jusqu’à ce que l’ampleur de leurs actes soit révélée.
Le procès : une quête de vérité et de justice
L’ouverture du procès, le 2 septembre 2024, est cruciale pour Gisèle Pélicot et pour toutes les victimes de violences sexuelles en France. Le parquet d’Avignon a requis le renvoi des accusés devant la cour criminelle pour viols aggravés. Les audiences, qui s’étendront jusqu’en décembre 2024, se déroulent en public, malgré une tentative de l’avocat général d’instaurer le huis clos. Gisèle Pélicot a exprimé son refus de cacher cette affaire, insistant sur l’importance de la transparence.
Le poids de la justice dans une société en mutation
L’affaire des viols de Mazan symbolise le chemin qu’il reste à parcourir pour déconstruire progressivement la culture patriarcale qui imprègne encore trop souvent les structures sociales et juridiques. Le fait que des hommes « ordinaires » aient pu participer à des actes aussi abominables sans jamais être inquiétés soulève des questions profondes sur la perception de la violence sexuelle dans notre société.
Ce procès marque une étape importante dans la reconnaissance du droit des victimes à être entendues et protégées. Il met également en lumière la nécessité de poursuivre les efforts pour faire évoluer les mentalités et les institutions face aux violences faites aux femmes.
Des voix qu’il faut entendre
L’affaire des viols de Mazan est un miroir déformant et hideux mais révélateur de la société française actuelle. Alors que des progrès significatifs ont été réalisés en matière d’égalité hommes-femmes, cette affaire rappelle que des vestiges de domination patriarcale continuent de prospérer dans l’ombre. Le procès en cours pourrait bien être un tournant décisif, non seulement pour Gisèle Pélicot, mais aussi pour toutes les femmes qui, aujourd’hui encore, se battent pour que leur voix soit entendue et que justice soit rendue. Il faut l’espérer.
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