Humanité(s)-Vers une culture de la rencontre

HUMANITÉ(S)

par | 14 Juil 2024 | Chroniques | 0 commentaires

Stefan Zweig et son épouse, Lotte Altmann, à Rio en 1940. SuddeutscheZeitung/RuedesArchive

Le 22 février 1942, dans la ville paisible de Petrópolis, nichée dans la forêt de collines de Serra dos Órgāos, au sud-est du Brésil, une nuit de silence funèbre enveloppe la demeure de Stefan Zweig. À l’intérieur, le célèbre écrivain autrichien, épuisé par les fracas du monde, repose aux côtés de sa femme Lotte. Leur amour, un fragile réconfort dans l’obscurité accablante de l’époque, se termine en une ultime communion.

La maison, d’ordinaire remplie des bruits familiers de la vie quotidienne, est étrangement silencieuse. Les murs de la maison, habituels témoins muets de leurs conversations passionnées, semblent absorber le poids de la décision irrévocable qui plane dans l’air moite du soir. Stefan, assis à son bureau, contemple une dernière fois les souvenirs épars de sa vie passée : des photographies de Vienne, des lettres de ses amis disparus, des manuscrits inachevés. Chaque objet, chargé de mémoire, raconte une histoire de bonheur perdu et de désillusions amères.

Lotte, toujours fidèle et dévouée, se tient près de lui, son regard reflétant à la fois la tristesse et la détermination. Elle comprend si bien le fardeau qui pèse sur les épaules de son époux, ce poids écrasant de voir un monde qu’il a tant aimé sombrer dans la barbarie. Leur décision, bien que tragique, est empreinte d’une solennité désarmante, un dernier acte de rébellion contre une réalité insupportable.

Dans un ultime acte de désespoir et de résistance, Stefan et Lotte décident de mettre fin à leurs jours, incapables de supporter davantage l’effondrement de leur civilisation tant vénérée. Ils préparent une potion létale, un mélange de barbituriques, qu’ils avalent ensemble, leurs mains entrelacées dans un ultime geste d’amour et de complicité. La nuit brésilienne, douce et étoilée, contraste avec la noirceur de leur acte, entourant leur départ dans un calme serein.

Alors que le poison fait lentement son effet, Stefan se remémore les moments marquants de son existence : les soirées animées dans les salons viennois, les débats intellectuels enflammés, les promenades solitaires dans les rues pavées de la vieille ville. Il revoit furtivement les visages de ceux qu’il a aimés et perdus, sentant leur présence se dissiper comme les brumes du matin viennois.

Né à Vienne en 1881 d’une famille juive orginaire de la Moravie, Zweig grandit dans une Europe en ébullition intellectuelle, où les idées nouvelles et les courants artistiques se multiplient, créant un terreau fertile pour son génie littéraire en devenir. Dès son plus jeune âge, il est immergé dans une culture foisonnante. Vienne, alors capitale de l’empire austro-hongrois, est un centre mondial de l’art, de la musique et de la pensée, offrant un environnement idéal pour un jeune homme avide de connaissance.

Vienne vers 1900

Vienne, Autriche, vers 1900

Une terrasse à Vienne, dans les années 1900 ©Getty - Photo by Culture Club/Getty Images

Une terrasse à Vienne, dans les années 1900 ©Getty – Photo by Culture Club/Getty Images

Zweig se forge une carrière impressionnante, devenant l’un des écrivains les plus célèbres de son temps. Il côtoie les esprits les plus brillants de son époque, établissant des amitiés et des collaborations avec des figures telles que Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, Romain Rolland, écrivain et pacifiste français, et Richard Strauss, compositeur allemand de renom. Ces interactions enrichissent sa pensée et son écriture, lui permettant de développer une œuvre universelle, marquée par une profonde compréhension de la condition humaine.

Ses ouvrages rencontrent rapidement un large public. Stefan Zweig excelle dans l’art de la biographie et de la nouvelle. Il redonne vie à des figures historiques avec une sensibilité rare, comme dans ses portraits de Marie-Antoinette, Fouché ou encore Érasme. Ses nouvelles, telles que « La Confusion des sentiments » ou « Le Joueur d’échecs », sondent les tourments intérieurs de leurs personnages, révélant les luttes psychologiques intenses et les failles de l’âme humaine. Dans « La Confusion des sentiments », Zweig brosse le portrait de l’angoisse et de la passion intellectuelle d’un jeune étudiant face à l’autorité et au charisme de son professeur, révélant les luttes internes et les aspirations secrètes de ses personnages. « Le Joueur d’échecs » est une étude psychologique de la folie et de la résilience humaine, racontant l’histoire d’un homme brisé par l’isolement et la torture nazis, qui trouve refuge et revanche dans le jeu d’échecs.

La reconnaissance internationale ne tarde pas à arriver. Ses livres sont traduits dans de nombreuses langues, et son nom devient synonyme d’élégance littéraire et de finesse intellectuelle. À travers ses écrits, Zweig prône la tolérance, la paix et l’entente entre les peuples, des valeurs qui résonnent particulièrement dans une Europe marquée par les tensions nationalistes et les guerres.

Cependant, le vent tourne avec une brutalité inouïe. En 1933, Adolf Hitler accède au pouvoir en Allemagne, et le nazisme commence à s’étendre comme une ombre sinistre sur le continent. Pour Zweig, juif et pacifiste, la montée du fascisme représente une menace directe. Ses livres sont brûlés lors des autodafés, symboles de l’anéantissement de la culture humaniste par l’obscurantisme nazi. La persécution et la censure deviennent le lot quotidien des intellectuels et des artistes qui refusent de se plier à l’idéologie totalitaire.

L’Anschluss de 1938, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, marque un point de non-retour. Zweig, forcé à l’exil, quitte sa patrie bien-aimée. Cette rupture avec Vienne, une ville qui incarnait pour lui la quintessence de la culture européenne, est dévastatrice. Il s’installe d’abord en Angleterre, cherchant un refuge temporaire, mais la guerre le pousse à s’éloigner davantage. Il rejoint ensuite les États-Unis, avant de trouver un dernier refuge au Brésil. Cependant, même sous le soleil de Rio de Janeiro, le spectre du totalitarisme ne cesse de le hanter.

La nostalgie de la vieille Europe, le chagrin de voir son monde s’effondrer, transparaissent dans son œuvre ultime, « Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen ». Dans ce testament littéraire, Zweig peint une fresque évocatrice de l’ancienne Europe, un continent où régnaient la culture et l’intellect, balayés par la tempête nazie. « Avant 1914, la Terre appartenait à tous ses habitants. Chacun allait où il voulait et y restait aussi longtemps qu’il voulait. » Il décrit avec une précision déchirante la montée du fascisme, l’aveuglement des masses, et la capitulation des intellectuels. Ce livre est bien plus qu’un simple recueil de souvenirs ; c’est une élégie pour une époque disparue, un cri d’alarme sur les dangers du totalitarisme, une lettre d’amour et de deuil adressée à un monde englouti.

Le Monde d'hier. Souvenirs d'un européen de Stefan Zweig

À travers ses pages, Zweig évoque avec une mélancolie douce-amère les jours de sa jeunesse, les cafés littéraires viennois, les discussions animées avec des esprits brillants, la beauté de la vie culturelle effervescente de l’Europe d’avant-guerre. Il se souvient des promenades le long du Danube, des opéras envoûtants, des bibliothèques remplies de livres rares, des soirées passées à converser avec Freud, Rolland, et tant d’autres. Mais ces souvenirs sont inévitablement entachés par la connaissance de leur fin brutale, de la destruction systématique de tout ce qui faisait la grandeur de son monde.

Zweig y décrit également la montée inexorable du fascisme, comment l’indifférence et la complicité des uns, la peur et la capitulation des autres ont permis à une idéologie de haine de s’emparer d’une civilisation entière. « L’expérience de la montée du national-socialisme, puis du fascisme, reste pour moi une expérience mémorable de l’aveuglement des masses. » Il dépeint avec une lucidité tragique cette cécité collective, la manipulation des esprits, et la trahison des intellectuels, ces gardiens de la culture qui, trop souvent, ont préféré se taire ou collaborer plutôt que de résister.

« Le Monde d’hier » n’est pas seulement un témoignage historique, c’est aussi un avertissement intemporel sur la fragilité de la civilisation, sur la facilité avec laquelle des forces obscures peuvent la réduire en cendres si ceux qui la chérissent ne se battent pas pour la préserver. Zweig espérait que son récit servirait de leçon aux générations futures, une prière pour que les erreurs du passé ne se reproduisent jamais. « Nous sommes en route vers une époque de barbarie, et nul ne peut dire où elle nous mènera. »

Mais la charge émotionnelle de ce récit dépasse la simple réflexion historique. C’est un appel désespéré de l’âme d’un homme qui voit son univers, ses idéaux, et ses espoirs s’effondrer. Le désespoir de Zweig y est palpable, sa douleur évidente. Il est un homme en exil, arraché à tout ce qu’il aimait, forcé de regarder de loin la destruction de tout ce qu’il tenait pour sacré.

Les battements de son cœur se mettent à ralentir, le monde extérieur s’estompe, et finalement une paix étrange l’envahit. À ses côtés, Lotte, son âme sœur, partage ce dernier voyage, leurs esprits unis dans une étreinte éternelle. Les mots, jadis son refuge et sa passion, se taisent enfin, laissant place à un silence lourd de sens.

Dans cette maison de Petrópolis, loin de leur patrie natale, Stefan et Lotte Zweig trouvent la fin qu’ils ont malgré eux choisie, échappant ainsi à un monde devenu méconnaissable et hideux. Leur départ, bien que tragique, est une affirmation boulversante de leur humanité toujours vivace, un refus définitif de céder à la tyrannie et à la désespérance, un adieu en forme d’insoumission.

Ainsi, la vie de Stefan Zweig, depuis ses débuts prometteurs dans la Vienne impériale jusqu’à ses derniers jours en exil au Brésil, illustre le destin tragique d’un humaniste pris dans les tourments de l’histoire. Son œuvre demeure un témoignage admirable de la fragilité de la civilisation et de la nécessité de la défendre contre les forces de la haine et de l’intolérance qui menacent à tout moment de la submerger. En cette nuit fatidique à Petrópolis, avec Lotte à ses côtés, Zweig conclut son voyage terrestre, emportant avec lui la douleur de l’exil, mais laissant derrière lui un héritage littéraire et humaniste impérissable.

Steve Lauper

Zweig: le tragique destin d'un humaniste
« Le soleil brillait, vif et plein. Comme je m’en retournais, je remarquai soudain mon ombre devant moi, comme j’avais vu l’ombre de l’autre guerre derrière la guerre actuelle. Elle ne m’a plus quitté depuis lors, cette ombre de la guerre, elle a voilé de deuil chacune de mes pensées, de jour et de nuit ; peut-être sa sombre silhouette apparaît-elle aussi dans bien des pages de ce livre. Mais toute ombre, en dernier lieu, est pourtant aussi fille de la lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu.« 

Stefan Zweig, « Le Mond d’hier. Souvenirs d’un européen. »

Steve Lauper

Steve Lauper

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