[Nos lecteurs s’en souviennent peut-être : lors du dernier portrait consacré à l’historien Emmanuel Alacaraz, deux membres d’Humanité(s) s’étaient déplacés dans les locaux des éditions Karthala, situés boulevard Arago, dans le 13ème arrondissement de Paris. Le fondateur de cette maison, Robert Ageneau, a accepté à son tour de se livrer à l’exercice du portrait. Il nous fait l’amabilité de nous transmettre cet article consacré au mystère entourant la mort de Jean-Paul Ier. Nous le reproduisons ici, comme pierre d’attente. Rédigé début septembre 2022, peu avant la béatification du prédécesseur de Jean-Paul II, ce texte avait été publié la première fois sur le site d’une association appelée Nous sommes aussi l’Église et membre de la fédération dite des Réseaux du parvis, lesquels revendiquent « travailler à bâtir un monde plus juste et plus fraternel ». Le voici donc. Bonne lecture !]
Plus de quarante ans après la mort du pape éphémère Jean-Paul Ier et alors que le pape François va procéder, le 4 septembre 2022, à sa béatification, de gros soupçons pèsent toujours sur les conditions de son décès dans la nuit du 28 septembre 1978, après 33 jours de pontificat. La position du Vatican a constamment été d’affirmer que Jean-Paul Ier était mort de causes naturelles, alors que de nombreuses contradictions ont été relevées sur ses circonstances. La presse du Vatican, à travers son bureau des médias et l’Osservatore Romano, ainsi que la grande partie des journalistes d’information religieuse ont repris cette version. C’est encore le cas récemment de Bernard Lecomte(1) et de Christophe Henning, aujourd’hui journaliste à La Croix(2) , dans leurs livres respectifs. C’est aussi le cas de l’italienne Francesca Falasca dans son livre Papa Luciani, cronaca di una morte, Milan, éd.Piemme, 2017. Un ouvrage préfacé par le cardinal Parolin, le secrétaire d’Etat du Saint–Siège, et qui reprend la thèse officielle. Mme. Falasca a par ailleurs été la postulatrice de la cause de béatification de Jean-Paul Ier. Son livre est un plaidoyer pro domo..
Le Vatican n’a jamais accepté la demande d’autopsie que beaucoup ont réclamée dès le premier jour, tant cette mort créa une énorme surprise. Est-ce que l’État du Vatican vit dans l’époque moderne, alors que la science et la médecine ont avalisé depuis longtemps cette mesure pour clarifier des interrogations sur une mort inattendue ou mystérieuse ? On peut se le demander légitimement, quand il lui a fallu près de quatre siècles pour qu’il reconnaisse en 1992 ses torts dans l’affaire Galilée ; quand aujourd’hui encore il n’a pas accepté franchement le principe de l’évolution de la vie, dans la synthèse élaborée par Charles Darwin(3).
Dans la mort de Jean-Paul Ier (Albino Luciani), les pro-Vatican s’appuient sur le livre de John Cornwell(4), sorti en 1989. Il faut savoir que cet historien a entrepris la rédaction de son livre en 1987, à la demande de Mgr John Foley, le patron des médias du Vatican à l’époque. L’auteur s’est prêté au jeu, mais a mené majoritairement son enquête auprès de personnes attachées à la version officielle. Son livre s’intitule : Comme un voleur dans la nuit, Robert Laffont, 1989, 364 p. La conclusion à laquelle il parvient est que le pape est mort d’une embolie pulmonaire, provoquée par du surmenage ou une négligence. Sa lecture n’emporte pas l’adhésion. Dans une recension plutôt sceptique, l’historien Émile Poulat concluait en 1991 : « L’enquête a échoué à rétablir les faits dans leur strict déroulement »(5).
En réalité et quoiqu’en disent ses opposants, la seule recherche argumentée et bien conduite reste celle de l’enquêteur professionnel britannique David A. Yallop (1937-2018)..Son travail d’investigation lui a pris trois ans et se situe dans les années immédiates après le drame. La première édition est parue simultanément en anglais et en français en 1984. L’auteur ne s’est pas pressé. Il a rencontré et interrogé une foule de proches et de témoins. Il a enquêté sur la vie d’Albino Luciani, sa scolarité au séminaire, ses années de prêtrise en paroisse puis à la direction d’un séminaire, jusqu’à son élection à l’épiscopat sous Jean XXIII et sa nomination comme patriarche de Venise par Paul VI en 1969. Il s’est documenté sur ses influences familiales, en particulier celle de son père socialiste, sa culture littéraire (il lisait Victor Hugo en français), sa formation théologique classique en soulignant son attirance pour l’œuvre d’Antonio Rosmini, ce pré-moderniste italien du xixe siècle(6) dont les livres furent mis à l’index. Il eut des échanges épistolaires avec le théologien Hans Küng.
Les investigations de Yallop sur l’état de santé d’Albino Luciani fournissent une version modérée de ses problèmes médicaux. Il avait certes, à 65 ans, quelques pathologies, mais rien de très grave dans le domaine cardiaque, comme on a voulu le faire croire. Il ressort aussi de l’examen de sa gestion, là où il est passé, l’image d’un homme d’écoute, de dialogue, mais aussi celle d’un homme déterminé quand il avait pris une décision. Derrière son fameux sourire, se cachait une volonté forte et tenace.
L’auteur étudie longuement le contexte de la fin du pontificat de Paul VI (1963-1978). Ce pape, qui avait bien accompagné la fin du Concile (1963-1965), avait laissé la curie romaine reprendre du pouvoir, les évêques une fois rentrés chez eux. Ce qui l’amènera en 1968 à la catastrophique encyclique Humanæ vitæ sur la contraception. Il n’avait ni remplacé les chefs de la curie romaine, ni pris au sérieux les dérives financières de la banque du Vatican.
David Anthony Yallop est un romancier, essayiste, journaliste et scénariste britannique, né le à Londres et mort dans la même ville le
Cette enquête a connu deux éditions en français. La première parut sous le titre Au nom de Dieu (Christian Bourgois éditeur, 463 p.)(7). Une nouvelle édition paraîtra en 2007 avec un post-scriptum qui apporte des précisions ainsi que des réponses à ceux qui l’ont attaqué. Son titre se démarque de celui de 1984 : Le pape doit mourir. Enquête sur la mort suspecte de Jean-Paul Ier (Nouveau Monde éditions, 2007, 490 p.)(8).
À la fin de la décennie 2000, la vente de l’ouvrage, traduit en trente langues, dépassait les six millions d’acheteurs. Il a emporté la position du doute chez la grande majorité des lecteurs, comme l’écrit Yallop. « J’ai reçu des milliers de lettres de lecteurs. Seuls sept d’entre eux étaient critiques. Les autres, sympathiques, faisaient l’éloge du livre ; plus important encore, ils affichaient leur conviction selon laquelle Albino Luciani avait été victime d’un assassinat parfaitement démontré par l’enquêteur »(9). Compte tenu du secret qui caractérise la marche des affaires au Va- tican, un régime monarchique sans contre-pouvoirs, et du fait que les archives du Vatican ne sont pas à la veille d’être ouvertes sur la période, le doute ne peut pas être écarté par un argument d’autorité. Yallop identifie trois dossiers qui accréditent l’hypothèse d’un assassinat.
– Le premier concerne la décision qu’avait prise Albino Luciani de changer un certain nombre de responsables de la Curie, dont en premier lieu le cardinal Jean Villot, le secrétaire d’État de Paul VI. L’ensemble de la curie voyait d’un mauvais œil la démarche du nouveau pape qui avait abandonné le nous de majesté et parlait un langage vivant et concret. Il faisait penser à Jean XXIII qui avait précisément convoqué le Concile pour contourner la Curie, en redonnant la prééminence à la collégialité des évêques et à la prise en compte des opinions du peuple chrétien. L’Osservatore Romano, appelé parfois La Pravda du Vatican, rendait compte des prises de parole du pape devant des pèlerins ou des touristes, mais en gommant ce qui relevait d’un style libre, simple et imagé.
Quelle que soit leur opinion sur le sujet, les différents auteurs qui ont écrit sur sa mort sont tous d’accord pour dire qu’il existait, les jours précédents le 28 septembre, une forte tension entre Jean-Paul Ier et le cardinal Villot au sujet d’une liste de nouvelles nominations à la tête de la Curie. Il n’est pas inconvenant de penser qu’un certain nombre de ses dirigeants ne voulaient pas d’un nouveau coup à la Jean XXIII, qui les mettrait hors jeu.
– Le second dossier touche à l’affaire Humanæ vitæ(10) , cette encyclique qui écarta les conclusions de la grande commission mise sur pied pendant le Concile et qui réunissait des personnalités spécialistes des questions d’éthique et de médecine, avec une présence significative de laïcs. Au début de l’année 1968, ses conclusions préconisaient la légitimité de la contraception artificielle pour les femmes catholiques qui le souhaitaient. À rebours, Paul VI, entouré de ses conseillers et sous la pression de la curie (le cardinal Ottaviani ne cédera son poste qu’en 1968), publia l’encyclique Humanæ vitæ. Or il se trouve qu’Albino Luciani, évêque de Vittorio Veneto et Belluno, dans les années 1965-1968, avait produit pour le cardinal Urbani de Venise, dont il dépendait, un papier où il recommandait l’autorisation de la pilule contraceptive. Un document qui avait été adressé à Paul VI. Certes, le document prenait des précautions pour dire les choses, mais cette position résultait clairement du sens de l’écoute des gens que pratiquait Albino Luciani. Il savait que ses prêtres n’en pouvaient plus d’entendre en confession des femmes culpabilisées et parfois révoltées. Avec moult arguments, D.Yallop démontre que le nouveau pape allait remettre en question Humanæ vitæ, en modifiant la position du Vatican sur la pilule. Il s’agissait d’un désaveu de son prédécesseur et des pressions anti-démocratiques qu’avait exercées sur lui la curie romaine. Ce pape devenait dangereux. Jusqu’où pourrait-il aller si on ne l’arrêtait pas et avant qu’il ne soit trop tard ?
– Le troisième dossier, le plus amplement développé dans le livre de Yallop, s’intitule Vatican Entreprise. Il faut se rappeler que, depuis les Accords du Latran signés en 1929 avec le gouvernement italien (le régime de Benito Mussolini), le Saint-Siège avait récupéré le statut d’un État indépendant (44 km²), disposant des atouts habituels : un chef (le pape), une diplomatie, une armée ou police, une justice propre, une fiscalité, une certaine citoyenneté, une indépendance financière, même si de forts liens subsistaient avec l’État italien.
Le Pape Paul VI
Dès 1929, le pape Pie XI avait créé une administration pour gérer les finances du nouvel État. Durant plus de vingt ans, ce sera la tâche d’un laïc, Bernardino Nogara, qui ne tarda pas à pratiquer des placements financiers rentables. Au début des années 1960, le Vatican avait ainsi des placements dans différentes banques et était propriétaire d’immeubles aux États-Unis, en France, au Mexique. Il avait aussi des titres dans General Motors, General Electric. À partir de ces années 1960, un homme va prendre de l’importance au sein de la Banque du Vatican : Paul Marcinkus, un prêtre américain qui fut aussi l’interprète et le garde du corps de Paul VI. Ce dernier va lui donner sa confiance et le faire évêque. Il va vite devenir le directeur de la banque vaticane. Il est impossible de résumer en quelques lignes les liens que le Vatican va nouer avec les banquiers Michele Sindona et Roberto Calvi, et le chef de la loge maçonnique P2, Licio Gelli. David Yallop raconte dans le détail les investissements risqués de Marcinkus avec ces financiers véreux et les pertes dans lesquelles le Vatican fut entraîné. Albino Luciano avait lui-même vécu une expérience douloureuse à Venise avec la vente de la Banca Cattolica del Veneto, dans laquelle le Vatican avait pris une participation majoritaire. Peu après, le Vatican avait vendu cette banque à Roberto Calvi, en encaissant de grosses plus-values. Une opération menée à l’encontre d’une petite banque régionale appréciée. Il n’avait pas oublié cette expérience. Il était décidé à remettre de l’ordre dans les affaires financières du Vatican et de couper les liens avec Calvi, Sindona et la mafia. Il avait également décidé de congédier le puissant Paul Marcinkus. Dans un contexte d’âpres luttes financières, où il y avait déjà eu des morts violentes, Jean-Paul Ier courait un grand danger.
Ces trois dossiers nous éclairent sur les motifs du doute que beaucoup de gens à travers le monde entretiennent sur les conditions de la véritable mort de Jean-Paul Ier. Peut-on écarter l’hypothèse d’une mort par empoisonnement, comme l’avance David Yallop ? Albino Luciani avait des ennemis sans pitié et les enjeux financiers étaient énormes. Une interrogation que seule une autopsie, avec aujourd’hui les progrès apportés par l’ADN, pourrait résoudre, alors que l’on béatifie un pape qui n’a exercé son ministère que durant trente trois jours.
Robert Ageneau, ancien directeur des éditions Karthala
1. Bernard Lecomte, Les secrets du Vatican, Perrin, 2009, chap. 10 : « La mort du pape au sourire », p. 209-226.
2. Christophe Henning, Petite vie de Jean-Paul Ier, éditions Artège, 2021, 138 p.
3. John Cornwell, A Thief in the Night: Death of Pope John Paul I, Simon & Schuster, 1989, 366 p.
4. Archives sociales des religions, 1991, n° 74, p. 234.
5. Archives sociales des religions, 1991, n° 74, p. 234.
6. Notamment Les cinq blessures de la Sainte Eglise, mis à l’index en 1849.
7. En anglais, In God’s Name: An Investigation into the Murder of John Paul I, Bantam Books, New York, 1984.
8. La traduction de cette nouvelle édition est celle de 1984 par Claude Gilbert, le nom de Caroline Le Bris y apparaissant pour la mise à jour. Cette édition 2007 en connaîtra des suivantes en 2011 et 2013, avec deux nouvelles pages d’introduction de l’auteur qui continue d’actualiser son enquête.
9. Édition Nouveau Monde, 2013, introduction à l’édition de 2011, p. 19.
10. Martine Sevegrand, L’affaire Humanæ vitæ. L’Eglise catholique et la contraception, Karthala, 2008, 162 p.
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