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LUDOVIC FRANCESCHET – Du balai et un canapé

par | Juin 22, 2024 | Portraits | 0 commentaires

LUDOVIC FRANCESCHET

Du balai et un canapé

Épanoui comme jamais depuis qu’il s’exprime sur les réseaux sociaux, l’éboueur se sent néanmoins parfois très seul. Sans âme sœur à qui montrer ses larmes.

Texte Guilhem Dargnies – Photos Steve Lauper

Jamais on ne me l’avait dit, les baguettes magiques existent. Dans le centre de la capitale, promeneurs et curieux peuvent en admirer une sous la forme d’un balai. Pour cela, il leur suffit de croiser la route de Ludovic Franceschet, un éboueur de la Ville de Paris. Par le mécanisme des réseaux sociaux, cet homme de 48 ans a su faire de son outil de nettoyage à la fois un porte-voix et une épée. Il mène un combat – celui d’une « planète propre » – ce sont ses mots. Et il a l’oreille d’Anne Hidalgo et des abonnés de son compte TikTok – soit plus de 370 000 personnes. 

L’idole des jeunes, en 2024, c’est un peu lui. Beaucoup de ceux qui le suivent au cours de ses « lives » sont des ados ou de jeunes adultes. Parler de propreté, c’est tendance, il peut se flatter de l’avoir révélé. Et il l’a fait en prenant la parole sur l’agora virtuelle. Cette audace aura été un point de bascule dans son existence. Pour s’en convaincre, il faut le voir bras écartés au-dessus de sa tête, mimant la ramure d’un chêne en pleine croissance. Jamais il ne s’est senti, dit-il, aussi « épanoui ».

Dans une autobiographie écrite avec la plume de l’ex-journaliste Isabelle Millet, il prétend ne pas parler de politique. Il évite soigneusement les « pièges » que lui tend, lui semble-t-il, la presse, à ce sujet. Je m’y suis moi-même cassé les dents. Le premier soir où lui et moi nous sommes vus, en compagnie de Steve et Xiang et d’une de ses connaissances à Paris, près du métro République, il a évoqué son projet de se rendre en Guyane. Je lui ai alors demandé s’il comptait y dire un mot sur l’orpaillage clandestin et sur l’exploitation aurifère. Après tout, le combat pour une « planète propre », ça regarde aussi les déchets industriels et la pollution. Non ? Ludovic a botté en touche, « je ne fais pas de politique » …

Une voiturette en plastique

« Beauté en touche », c’est ce que j’ai failli écrire. Je dois bien voir dans le positionnement de notre homme quelque chose de beau, sans doute parce qu’il tient à la simplicité du message qu’il adresse à tous. « Mettez vos déchets à la poubelle ». Ludovic n’a pas non plus d’ambition politique, affirme-t-il, sauf à imiter Coluche, son inspirateur qui se présenta à la présidentielle par plaisanterie(1). Mais si l’éboueur prétend ne pas en parler, moi, je crois qu’il en fait, de la politique.

Et c’est là même son ultime tour de force : en prenant la parole sur les réseaux sociaux, il révèle l’éclat insoupçonné d’un métier avant lui déconsidéré sur les bancs de l’école. Quand nous voyons le verre à moitié vide, « il ramasse les déchets de l’espace public », lui veut nous convaincre de le voir à moitié plein, « je rends à la rue sa propreté ».

Ce faisant, il rend visible, aussi, les êtres qui, comme lui, vouent leurs journées à ce pénible travail. Après avoir visionné une vidéo TikTok où on le voit danser en musique à l’arrière d’un camion-benne, je me surprends moi-même, les jours suivants, à tenter de croiser le regard de ses collègues des rues de Paris ou d’Argenteuil, la commune du Val-d’Oise où j’habite, me demandant tout-à-coup à quoi ressemble la journée de ces messieurs.

Sans compter qu’il en faut, du courage, pour parler comme Ludovic le fait. Pour se rendre, par exemple, sur le plateau de Cyril Hanouna, afin de donner des précisions sur la réalité de son métier et pour soutenir la grève de ses collègues éboueurs. Il en faut encore, du courage, pour se rendre non plus au milieu de déchets, mais de décombres…

À Marolles-en-Hurepoix, en 2018 ou en 2019, une sorte de tremblement de terre a eu lieu. Dans cette commune de l’Essonne, à proximité immédiate de la gare de RER, un camp de roms avait été démantelé. Dystopie de notre monde où l’on chasse les êtres humains et non les déchets. Six ans plus tard, Ludovic se promène au cœur de ce qui ressemble à un vaste dépôt sauvage et qui est en fait constitué des restes d’un lieu d’habitation pour nos semblables. Sans un mot, sous l’œil complice de la personne qui filme la scène, voilà que l’éboueur retire… une voiturette en plastique, une raquette de tennis, une peluche. Où sont passés les enfants qui s’amusaient avec ces jouets ? Où sont passés leurs parents ? Questions muettes qui me traversent face au doigté de Ludovic, avant que celui-ci ne somme les grands acteurs publics et privés du recyclage de passer à l’action.

Trêve de magie.

J’ai commencé ce portrait en parlant de cet art-là qui, selon le dictionnaire des académiciens, s’emploie aussi au figuré. Puissance de séduction qui s’exerce sur les sens et sur l’âme. Exemples. La magie du chant, de la musique. Ce cinéaste séduit par la magie des images.

(1) Comme le comique mort en 1986, il porte en public une salopette.

Ludovic Franceschet

Prolongeant l’identité professionnelle

J’aurais tout aussi bien pu débuter ce portrait ainsi : dans l’univers des réseaux sociaux, Ludovic Franceschet s’est taillé un espace à lui qu’il occupe en incarnant ce qu’il dit être devenu. « Quelqu’un ». Mais aussi « un personnage public », ou encore « le premier éboueur au monde à avoir été certifié par un réseau social ». Ce « Coluche de la propreté », dit aussi « ambassadeur de la propreté », ou « Ludovic l’éboueur », au rythme des titres dont la presse l’honore, notre homme l’interprète à merveille. Jusqu’à décliner une version de son personnage en bande-dessinée, pour le magazine Pif, sous le trait de crayon du dessinateur Niko.

Par l’écho qu’il reçoit sur les réseaux sociaux, Ludovic l’éboueur donne des ailes à Ludovic Franceschet. « Je suis resté tellement d’années sans savoir pourquoi j’étais ici. Tellement d’années à me dire que je ne servais à rien. Tout cela a complètement changé. J’ai repris confiance en moi. Je fais quelque chose de concret. J’intéresse les gens. Ce n’est que du positif ! » 

Toute médaille a son revers, hélas, et la vie personnelle de notre homme a presqu’entièrement disparu. Celle-ci a été absorbée, engloutie par son dévouement à la cause de la propreté. Car c’est sur son temps libre, principalement, que Ludovic développe son activité d’influenceur. « Chaque minute, chaque seconde de mon quotidien est consacrée à ce combat. Dès que je me lève, mon cerveau est en ébullition », écrit-il. « En permanence, dans les transports, en me lavant, en mangeant, en marchant, en travaillant, je pense à mon prochain live, avec cette obsession de ne pas décevoir, de me renouveler ». En dehors des vidéos qu’il publie, Ludovic « s’impose » deux « lives » par jour – c’est-à-dire qu’il se filme en direct et que les abonnés connectés en même temps que lui ont instantanément accès aux images qu’il réalise. 

Il faut ajouter à cela qu’il vit comme un drame le fait que des internautes se désabonnent de ses comptes, comme cela arrive parfois. « Ça me met toujours dans un état de stress incroyable (…). Ce sont des moments très durs à vivre, mais il faut s’habituer et vivre avec ». C’est dire si Ludovic s’identifie au personnage qu’il a façonné dans un prolongement de son identité professionnelle. 

Tant et si bien que quand on lui demande de retirer le bob coloré qui le caractérise – pour être photographié ou pour porter la flamme olympique comme il le fera le 15 juillet – il grimace un peu : cela ne lui plaît pas. Quant à l’idée de porter la salopette, en hommage à Coluche, elle lui est venue après qu’il a regretté de s’être rendu à une émission de télé vêtu d’une tenue classique, veste, chemise, cravate. Ludovic se sent mal à l’aise hors de son personnage. Voilà peut-être pourquoi l’éboueur aime entrer dans le costume du « Coluche de la propreté », pourquoi il répugne à en sortir. Et aussi pourquoi il déploie tant d’énergie à s’y maintenir.

Sans d’ailleurs que cela ne l’empêche d’entrer en contact avec des gens comme Steve, Xiang et moi avec toute la gentillesse et la spontanéité qui le caractérisent. Par exemple, quand Xiang a proposé de faire connaissance autour d’une fondue chinoise, un plat que Ludovic n’avait jamais goûté, il a immédiatement accepté. De même, quand j’ai sollicité un deuxième rendez-vous avec lui dans les locaux du service technique de la propreté de Paris, un soir de semaine, il a également tout de suite dit oui. C’était pour les besoins du portrait et bon pour la notoriété de son personnage, bien sûr. Mais cela lui a aussi demandé pas mal d’adaptation devant laquelle il n’a pas reculé une seconde. À cette description, j’ajouterais encore les qualificatifs jovial, sympathique et attachant. Affirmé sans être devenu grande gueule. On sent l’ancien timide venu à bout de sa timidité. Ludovic ouvrerait-il aussi des voies aux timides ?

Des années troubles évacuées par les larmes

Comment est-ce possible, objecteront certains parmi les plus critiques du monde actuel prompts à réduire les réseaux sociaux à un royaume de l’artifice ? À ceux-là, je ne donnerai pas raison. Si du moins leur analyse m’interpelle, en revanche, c’est que je dois bien avouer une chose. Face à « Ludovic l’éboueur », je ne sais jamais vraiment bien à qui j’ai affaire : au personnage ? ou bien à l’homme à l’intérieur du personnage ? Hypothèse : j’ai affaire tantôt à l’un, tantôt à l’autre. 

Résultat, j’ai accès à un rayon d’informations sur le personnage. Très peu sur l’homme, en dehors de ce que m’a appris le récit autobiographique. Qui est Ludovic Franceschet ? Qu’aime-t-il ? À quoi s’intéresse-t-il en dehors des réseaux sociaux et du thème de la propreté ? Je l’ignore. Il reste le domaine spirituel. Ludovic a très peur de la mort et il doute qu’au-delà de celle-ci l’existence humaine se poursuive. Si bien que quand il dit croire en une vie « là-haut », il ne parle pas de paradis mais de vie extra-terrestre.

Enfin, en de rares occasions, Ludovic quitte son personnage. Que se passe-t-il alors ? 

Il s’assoit sur son canapé.

Il regarde la télé. Depuis son canapé. Il ne pense plus aux déchets. Depuis son canapé. Ni à TikTok. Depuis son canapé. Ni à quoi que ce soit d’autre qui le relie à son personnage. Depuis son canapé. Et là…

Il pleure.

« Comme une madeleine ».

Pourquoi pleure-t-il ? « Je pense que ce sont toutes ces années que j’ai pu vivre, troubles, qui sont en train de s’évacuer à travers ces larmes. Et ça fait un bien fou ». Cette courte déclaration contient tout une vie de souffrance. Marquée par la rue, la prostitution, le rejet de l’homosexualité, et la violence du foyer familial où il a grandi. 

À vrai dire, tout avait commencé…

Sur un autre canapé.

Celui de ses parents, à Montélimar, ville de la Drôme où il a grandi. Ludovic avait trois ou quatre ans quand son père, qui l’avait dans les bras, debout, l’y a projeté. Il n’en a pas été marqué physiquement. Mais moralement et psychologiquement, oui. Certainement. « C’est un souvenir que j’ai. J’essaie de surmonter ça tout le temps, tous les jours. C’est compliqué. Ça revient. Quand je pense à mon père, je pense à ça ». À cela, il faut ajouter que toute la fratrie recevait des coups, comme il l’apprendra plus tard. Lui a cru être le seul à les recevoir. Enfant, il a fugué. Sa mère, se sentant dépassée par l’enfant perturbé qu’il était à ses yeux, l’a plusieurs fois éloigné du foyer familial. Avant finalement de le placer à la DDASS.

Ludo découvre le milieu gay

Retour à aujourd’hui. Je parlais d’homophobie. De toutes les expressions de cette forme de rejet de l’autre qu’il a eu à affronter, quelle est la pire ? Je ne le lui ai pas demandé. Son livre est émaillé de souvenirs tantôt brièvement évoqués, tantôt décrits par le menu. L’un d’entre eux m’a littéralement saisi.

Cela remonte à l’hiver 2016. À l’époque, Ludovic habitait déjà, comme actuellement, à Morigny-Champigny, dans l’Essonne. Il y fait la connaissance d’un vieux monsieur avec qui il croit bientôt avoir dépassé le stade de la courtoisie. Ludo se croit en confiance et lui parle de son attirance pour les personnes de son sexe. Mauvaise pioche. 

Du jour au lendemain, l’attitude du vieillard change du tout au tout. Ludovic s’entend traiter de démon. Le pauvre Ludo, dont la sensibilité a déjà été mise à rude épreuve à la suite des attentats, s’enfonce dans la dépression… Il n’en sortira que plusieurs mois plus tard, une nouvelle voisine ayant rompu son isolement. Avec elle, de fil en aiguille, Ludo tissera un lien. Par le biais de celle-ci, il apprendra enfin que la municipalité de Paris recrute des éboueurs.

Le livre de Ludovic est muet sur un point : après s’être fait virer du service militaire, pourquoi n’est-il pas retourné chez sa mère ? Au lieu de cela, il se rend à Valence où il passe une nuit à la rue, la première d’une longue série puisque les ponts lui serviront d’abris pendant près de dix ans. C’est tristement connu, certaines personnes homos se retrouvent en grande vulnérabilité quand elles sont chassées du domicile de leurs parents(2). Est-ce arrivé à Ludo ? Pas du tout, ça n’a rien à voir, répond l’éboueur. Il est allé à Valence sans retourner chez sa mère. « Parce que j’avais commencé ma vie, quoi, en fait. Tout simplement ».

À cette époque, Ludovic découvre aussi le milieu gay, qu’il a beaucoup fréquenté. Le Starnight à Valence, le Queen à Paris, sur les Champs-Élysées, énormément de bars dans le Marais. « Qu’est-ce que j’y étais bien. Parce que j’y trouvais des semblables », confie-t-il dans un grand éclat de rires. « Je me suis dit, je ne suis pas tout seul ». 

Moi qui n’ai fréquenté ni le monde de la rue, ni le milieu gay, je me suis demandé si ces deux univers se révélaient plus tolérants l’un envers l’autre que la moyenne. Qu’en pense Ludo ? Quand je lui pose cette question, l’éboueur grimace. « J’ai été hébergé par un couple de lesbiennes, à Gennevilliers, pendant trois semaines. Et d’un coup, d’un seul, elles m’ont dit Ludo, on ne peut plus se balader toutes nues chez nous, donc tu dégages. Je me suis dit ok. Tu veux m’aider, mais finalement, tu me mets à la porte ».

(2) La Fondation Le Refuge, reconnue d’utilité publique, indique sur son site web qu’elle met à l’abri, chaque soir, 200 jeunes âgés de 14 à 25 ans chassés du domicile familial « parce qu’il sont homosexuels ou trans et/ou en questionnement identitaire ».

Les côtés sombres du trottoir

Malgré ce coup dur, Ludovic échappera à la mort. Dès les premiers temps d’errance à Paris, il apprend les ficelles d’une existence à la marge du monde. Des vagabonds, qui le prennent sous sa protection, les lui enseignent. Ces « bonnes rencontres », le futur éboueur parvient à les faire presque sans effort. Il doit cela à cette chose qu’il dégage, qui lui attire la sympathie des gens. Et il doit aussi cela au fait qu’il a du nez. Car avant qu’une conversation ne tourne au vinaigre, Ludovic tourne le dos à son interlocuteur. C’est que lui-même se respecte assez pour éviter les mauvaises fréquentations… 

Pourtant, il se traitait durement lui-même. Au point de s’imaginer être une « sous-merde ». Une « sous-merde » toute relative puisque personne ne lui cherchait des noises longtemps. Comment une forme d’estime de soi et des idées aussi négatives peuvent-elles bien habiter un même être ? Réponse de Ludovic : « On se moquait de moi à la récré, quand j’étais gamin. Y a un moment où il faut réagir pour que ça s’arrête. Moi j’ai été jusqu’à prendre par le col deux types qui se battaient devant moi. « Vous allez arrêter vos conneries, oui ? » »

Le trottoir a bien des côtés sombres. Le Montilien les a pour la plupart évités. La drogue, il n’y a jamais goûté. La boisson, il s’est réchauffé avec. Jamais au point d’en faire une addiction. En revanche, il a connu les méandres de la prostitution. Comment entrait-il en contact avec ses clients ? Que ressentait-il auprès d’eux ? Se prostituait-il aussi avec des femmes ou bien seulement avec des hommes ? Couchait-il seulement avec ceux qui lui plaisaient ou bien acceptait-il le tout-venant ?

Je n’aurai aucune idée des réponses à la plupart de ces questions : Ludovic les réserve à un deuxième livre. Je sais simplement que Ludovic n’a jamais eu affaire à un maquereau. J’ai aussi en tête un premier maillon de cet engrenage, lequel est raconté dans l’autobiographie. Il s’agit d’un abus dont Ludo a été victime alors qu’il n’était encore qu’un ado fugueur. Un inconnu, qui l’avait pris en stop, lui a tendu un billet et l’a forcé à lui faire une fellation. « J’étais comme tétanisé. Incapable de résister, de réfléchir », écrit-il. « Je voulais m‘échapper ou m’évanouir, mais même ça, je n’y arrivais pas. Je comprenais sans comprendre. Je n’avais pas idée que le corps puisse être quelque chose de monnayable. Surtout le corps d’un enfant… Quelle abomination ». 

Le vœu le plus cher de Ludo

Je peux aussi imaginer, à partir de ce qu’il dit, comment l’éboueur est sorti de cette période si troublée. D’abord du fait de l’aide des associations. Ludovic en cite plusieurs dans son autobiographie. Auprès des bénévoles, il découvre l’ouverture, la gentillesse, la générosité. « Tous ont fait de moi ce que je suis devenu aujourd’hui ». Si ces qualités pouvaient être présentes en lui auparavant, c’est au contact de ces personnes qu’il les déploie franchement.

Du fait ensuite qu’il n’a peut-être jamais cessé de demander des coups de main. « Des rencontres que je faisais, amicales ou amoureuses, j’attendais toujours que la personne m’aide ». Souvent avec succès, mais jamais de façon durable. Petits boulots et plans logements se sont ainsi succédé pendant des années. Mais un « petit grain de sable », comme dit Ludovic, venait perpétuellement « enrayer la machine ». 

Jusqu’à ce que Ludo croise la route de Mimi. Mais de cela, je ne veux pas qu’il soit encore question à cette étape du portrait.

Revenons-en à l’homme en pleurs sur son canapé. 

Si épanoui soit-il aujourd’hui, Ludovic ne s’est pour autant jamais senti aussi seul. Affectivement seul. Parce qu’aucun être au monde ne partage sa vie. Il y a bien des amants qu’il croise, ici ou là. Mais aucun ne pose ses valises chez lui, ne s’endort ni ne se réveille à ses côtés, jour après jour. C’est pourtant là son vœu le plus cher. « Ça me manque d’être en couple. Parce que l’homme n’est pas fait pour être seul. Il est fait pour partager. Moi, j’ai tellement envie de donner. Là, je suis au dixième de ce que je peux donner ». Que ferait-il avec l’homme à qui il donnerait les quatre-vingt-dix pourcents restants ? « Je l’amènerai au fin fond de l’univers. On parcourra la planète et on prendra du bon temps en ramassant les déchets. Il faut qu’il accepte ça. C’est ma seule condition. Je ne pourrai pas arrêter, de toutes façons ». Même à quatre-vingt-dix ans, Ludovic s’imagine poursuivre son combat pour la propreté. « Même avec un déambulateur ou une canne ».

Là se situe le centre de gravité de ce portrait : pourquoi un homme féru de réseaux sociaux comme Ludo ne parvient-il pas à vivre la rencontre amoureuse à laquelle il aspire tant ? La réponse lui appartient, évidemment. Et à lui seul.

Moi, je ne peux que me contenter d’interrogations et d’hypothèses. Dans lesquelles il n’est pas question d’enfermer qui que ce soit. Et surtout pas Ludo. Parce que je peux me tromper. Je peux être tout bonnement à côté de la plaque.

Cela posé, vient le temps de l’interrogation : les réseaux sociaux peuvent-ils déboucher sur de vraies rencontres ? Réponse sous forme d’hypothèse : oui, mais c’est plutôt rare. Car il y a deux façons de vivre des rencontres. Soit en étant un personnage qui rencontre un autre personnage. Soit en étant soi-même, une vraie personne qui rencontre une autre vraie personne.

Devenu influenceur sur les réseaux sociaux, Ludovic a noué quelques contacts avec des internautes qui, pour certains, l’ont côtoyé dans la vraie vie. Certains sont devenus des amis proches, croit Ludovic. Ils l’ont accompagné à l’été 2023, à l’occasion d’une « marche de la propreté », le long de la nationale 7, entre Paris et Marseille. Eux ont certainement eu affaire à l’homme à l’intérieur du personnage, car Ludovic se levait avec eux le matin et cherchait avec eux un lieu, le soir, où planter la tente. Ces hommes et ces femmes ont rejoint l’association que Ludovic a créée(3). Et depuis, l’éboueur les a régulièrement au téléphone. Mais il n’est pas question de les voir aussi souvent car elles n’habitent pas la région parisienne.

(3) Association « Ludovic Objectif Planète Propre »- ludovicobjectifplanetepropre.org

Camions-bennes et camions de pompiers

Ses amis, ses vrais amis, habitent la capitale ou bien non loin de celle-ci. Hélas, ce n’est pas toujours plus facile pour Ludovic de les voir : l’un d’eux, Quentin, est un homme marié, hétéro, qui aime sa femme. L’éboueur a pour ce dernier davantage que des sentiments d’amitié. Il l’aime. Dans ces circonstances, voir Quentin est toujours un moment joyeux et douloureux à la fois. Pas facile à accepter. Il y a aussi Norbert, aujourd’hui un homme âgé, qui a autrefois pris Ludovic sous son aile. Mais Norbert part souvent en voyage. Enfin, il y a Orphée. Quand Ludovic a besoin de passer une nuit à Paris, faute de pouvoir rentrer chez lui dans l’Essonne, c’est Orphée qui le dépanne. C’est d’ailleurs de cette façon qu’ils se sont rencontrés : lorsque le compagnon d’Orphée, aujourd’hui décédé, avait décidé de recueillir Ludo sous leur toit. Tous trois, Quentin, Norbert et Orphée, sont ainsi entrés dans la vie de Ludo à une époque où celui-ci était à la rue. C’est-à-dire avant que l’éboueur ne se fasse connaître à travers les réseaux sociaux.

L’homme derrière le personnage m’émeut beaucoup, car certaines facettes de ce qu’il traverse me rappellent mes propres difficultés, même si ce ne sont pas tout-à-fait les mêmes. Lui dit souffrir de solitude comme moi-même je me sens seul parfois. Si une femme partage ma vie, mes amis ont pratiquement tous disparu. Ou plutôt, c’est moi qui, pour des raisons qui m’appartiennent, ai cessé de prendre de leurs nouvelles. Il y a bien Steve et Xiang, mais je n’ose pas les appeler quand j’ai un coup de mou. Ni eux non plus, d’ailleurs. 

Quant au costume de star des réseaux sociaux qu’enfile Ludovic, arrive-t-il que ce dernier s’y sente par instants à l’étroit ? Comme si la bonhomie et la jovialité de son personnage l’empêchait parfois de laisser couler ses larmes…

Aussi, la prochaine fois qu’il se retrouvera seul sur son canapé, à pleurer… je ne serai pas là, évidemment. Mais j’aimerais qu’une petite voix, par ces lignes, lui glissent à l’oreille deux choses.

La première : s’il reste à faire pour que nos sociétés considèrent davantage les éboueurs et respectent la planète, on peut dire que Ludo, quoi qu’il en pense, a déjà réalisé sa part : au pied du sapin à Noël, pour les enfants, il y aura un jour autant de camions-bennes que de camions de pompiers. Ce sera grâce à lui. 

La deuxième : ses larmes, à qui veut-il aujourd’hui les montrer ? Sans retenue, je veux dire. Car avec moi, quand l’émotion de Ludovic remontait, tout de suite l’éboueur la bloquait. J’étais pour lui un quasi-inconnu. Il ne pouvait donc pas en être autrement : c’est parfaitement logique. Je gage cependant que quand Ludo pleure, tout-à-coup, le personnage laisse toute place à l’homme.

Je me demande aussi qui donc les a déjà vues, ces larmes. Peut-être est-ce le cas de ses compagnons de route le long de la nationale 7, à l’été 2023 ? Mais j’en doute. J’imagine, en revanche, que ses vrais amis ont été des témoins de sa tristesse. Orphée. Norbert. Quentin. Cela me semble vraisemblable.

Et Mimi, bien sûr. Laquelle, aujourd’hui, n’est plus de ce monde.

Cette femme à poigne était une figure réputée des nuits parisiennes. Mimi tenait un restaurant à Pigalle. Les prostituées du quartier passaient commande. C’est Ludo qui s’occupait des livraisons. Il faut s’imaginer l’attitude de Mimi à l’égard de notre homme : elle s’est intéressée à lui. Elle lui a ouvert son carnet d’adresses et donné du travail. Mais ce qui me bouleverse le plus, c’est la proposition que cette femme lui adressa, un soir de décembre. « Quelques jours avant Noël, elle est venue me voir et m’a demandé ce que je faisais ce jour-là. Je lui ai répondu que je n’avais pas de projet particulier. Elle m’a alors offert 500 francs et m’a proposé de l’accompagner au casino d‘Enghien-les-Bains, dans le Val-d’Oise, un lieu splendide au bord du lac d’Enghien : 1 500 m2 dédiés aux machines à sous et aux jeux de table, avec trois bars et deux restaurants » Seule condition : porter un costume. « Qu’à cela ne tienne, elle m’a prêté une tenue appartenant à son mari ! »

Matériel de nettoyage dans les locaux du service technique de la propreté de Paris (75001)

Le mur cassé de Mimi

Dans les locaux du service technique de la propreté de Paris, l’entretien se poursuit. C’est un soir de semaine. Il est bientôt 20h00. Il y a quelques tables et une cuisine, une machine à café. Ludovic a installé tout un attirail, micro et ordinateur, pour un de ses deux « lives » quotidiens. Il glisse un mot à ses abonnés entre deux réponses à mes questions. Je suis placé derrière l’œil du PC qui filme l’éboueur piquant une fourchette dans l’assiette qu’il a préparée pour son dîner. Je lui demande alors comment il a réagi, ce fameux soir de décembre où Mimi lui a proposé de l’emmener au casino d’Enghien. « Ça m’a énormément touché qu’elle pense à moi. Parce que je n’avais rien, en fait. Et le fait qu’elle me propose d’aller avec elle dans un lieu aussi prestigieux, ça m’a énormément… c’est là que j’ai compris que c’était quelqu’un d’hyper important pour moi. Vraiment. C’était pas le fait qu’on aille au casino, mais qu’elle me propose d’aller au casino avec elle ».

« À ce moment-là, elle a été vitale, pour moi. J’étais obligé de la voir. C’était addictif. Il fallait que je la voie. Il fallait qu’on soit ensemble. Il fallait qu’on partage plein de trucs ensemble. Parce que ça me faisait du bien – Sans elle, tu ne serais peut-être pas sorti de la rue ? – Ah oui. En grande partie, oui. Parce qu’elle m’a fait comprendre qu’il fallait que je me bouge le cul aussi. Elle m’a aidée à trouver du travail. Elle m’a un tout petit peu hébergé. Elle m’a aidé à trouver un appartement que je n’ai pas réussi à garder par la suite. Elle savait d’où je venais. La prostitution. – Parce qu’elle a cru en toi, tu as pu à ton tour croire en toi-même ? – Je pense qu’elle a éveillé en moi cette croyance qu’on doit tous avoir en nous. Qui est de croire en nous. – Pourquoi elle croyait en toi, tu penses ? – Elle a vu que, derrière tout ça, il n’y avait pas quelqu’un de méchant. Elle vivait dans un monde où il y avait beaucoup d’argent. C’était un monde particulier. Pigalle. J’adore Pigalle. Mais il y a des voyous. Et elle a vu qu’en moi il n’y avait pas de voyou ».

– (Moi) À quel moment penses-tu qu’elle a senti et compris cela ?

– (Ludo) Dès le premier soir. J’avais demandé à ce qu’on mange une raclette et on ne l’a jamais mangée ! On a plus passé notre temps à discuter.

– (Moi) Juste elle et toi ?

– (Ludo) Non. J’étais avec une connaissance de l’époque. Arménie. C’était son nom de prostitution. C’est lui qui m’a amené chez Mimi.

– (Moi) C’était une femme de quel âge, Mimi ?

– (Ludo, dans une réponse indirecte) Très bien conservée. Magnifique. C’est elle qui portait la culotte, dans son couple. Un pitbull. D’ailleurs, je vois Mimi sur la photo de Libé(Je n’ai pas compris ce que Ludo voulait dire par là(4). Mais je n’ai pas voulu l’interrompre, Ndlr). Je l’ai vue avec un mur, cette Mimi. Et je me suis dit, il faut que je casse le mur. 

– (Moi) Et tu as réussi à casser ce mur dès le premier jour ?

– (Ludo) Oui, complètement.

– (Moi) Pourquoi il fallait que tu casses le mur ?

– (Ludo) Parce qu’elle avait plein de choses à raconter, elle aussi. Et elle n’avait pas grand monde autour d’elle. À part les personnes qui jouaient aux cartes avec elle. Elle jouait à la belotte ou au tarot. C’était tout ce qu’elle faisait. Mais avec moi, on parlait d’autres choses.

– (Moi) Comment tu as fait pour casser le mur ?

– (Ludo) Être moi. C’est tout naturel. Il n’y avait pas d’argent entre nous. Être humain, tout simplement. Être le plus simple possible.

– (Moi) Si elle a vu quelqu’un de bien en toi, tout de suite, pourquoi tu écris qu’il a fallu que tu fasses ces vidéos de sensibilisation pour que tu commences à prendre conscience que tu es quelqu’un de bien ?

– (Ludo) Parce qu’il faut toujours aller plus loin. On ne se connaît pas assez. Encore maintenant, j’ai énormément de choses à me prouver. Mais encore plus à l’époque.

– (Ludo, après un silence) J’ai failli y retomber, dans la prostitution. J’ai failli. Mimi m’a aidé à tenir le coup. Ne vas pas là-bas. Reste ici. Tu sais très bien que si tu vas là-bas, tu risques de retomber dedans. Donc reste avec moi. On va faire ci, on va faire ça. Etc. Elle a été très protectrice, avec moi. Tout de suite. Ça a été… Il n’y a pas eu de répit, en fait. Il n’y a pas eu de temps de connaissance.

– (Moi) C’est-à-dire ?

– (Ludo) D’habitude, il y a un temps d’adaptation quand on veut connaître les gens. Là, avec Mimi, ça a été un flash.

– (Moi) Tu expliques que c’est un long chemin… cette estime de soi, la notion de « sous-merde » dont tu parles. Mimi a été essentielle pour ça. Mais elle a été une étape. C’est à partir des réseaux sociaux que tu as pu définitivement laisser tomber…

– (Ludo) Et m’épanouir. J’étais un bourgeon. Mimi a façonné ce bourgeon. Comme toutes les personnes que j’ai rencontrées. Et là, ce bourgeon, il a éclaté.

– (Moi) Et toi, que penses-tu que tu lui avoir apporté, à Mimi ?

– (Ludo) Un fils. Elle me disait « mon fils ».

(4) Et je ne comprends toujours pas. Car, après coup, j’ai vérifié : sur la photo prise par Rémy Artiges pour Libération, l’éboueur apparaît seul. Reconnaît-il sur son visage une expression qui lui rappelle un air de Mimi ?

QUELQUES DATES:

10 août 1975 : Naissance à Montélimar (Drôme)

1988 – 1989 : Scolarisation et initiation aux arts du cirque à la Cité scolaire du Diois à Die (Drôme)

Avril 1989 : Le car qui transportait Ludovic et ses camarades de classe a un accident qui fait un mort. Si Ludovic s’en sort légèrement blessé, il est choqué – à la suite de quoi la scolarisation à Die s’arrête brutalement.

1989 : Le juge aux affaires familiales du tribunal de Valence place Ludovic dans une famille d’accueil. Il restera trois ans dans ce nouveau foyer.

1993 – 1995 : Service militaire puis volontaire service long (VSL) au centre d’instruction d’entraînement au combat en montagne au 24ème bataillon de chasseurs alpins de Barcelonnette (Alpes-de-Haute-Provence).

Automne 1995 : Découverte du milieu gay à Valence et premières nuits à la rue.

Fin 1995 : Arrivée à Paris.

1995 – 2005 : Rencontres, à Paris, successivement de Mimi, Norbert, Quentin, Orphée.

2008 – 2009 – Séjour à San Francisco.

2016 : Ludovic est recruté comme éboueur de la ville de Paris.

Mai 2019 : 1ère vidéo sur TikTok.

Eté 2023 : Marche de la propreté de Paris à Marseille

Printemps 2024 : Ludovic est sélectionné comme relayeur de la flamme olympique des Jeux de Paris.

Ludovic Franceschet

Vidéos TikTok de Ludovic(Ludovic_off)

Plus tard, tu seras éboueur de Ludovic Franceschet

Plus tard tu seras éboueur de Ludovic Franceschet avec Isabelle Millet, City Édition, 2022

Ludovic Objectif Planète Propre

L’association de Ludovic Franceschet : Ludovic objectif planète propre

Rencontre avec Anne Hidalgo, Maire de Paris, juin 2024

Et bien sûr un immense merci à Ludo pour sa gentillesse et sa générosité sincère dans le cadre de la réalisation de ce portrait. Et mille bravos pour ton travail si précieux et nécessaire pour que notre belle planète reste belle et vivable…

Longue vie à  toi Ludo !

Auteur/autrice

Guilhem Dargnies

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