Christian Lujan
Vomisseur de points de rupture
Ancien objecteur de conscience devenu thérapeute, coach et consultant, Christian Lujan n’a eu de cesse de débusquer l’entrelacs des causes qui conduisent un individu à mettre un terme à sa vie. La sienne l’a privé de son amour. Pour cette raison peut-être, il s’est lui-même éteint cinq semaines après avoir reçu Humanité(s) chez lui.
Texte Guilhem Dargnies – Photos Steve Lauper
Entre Noël et le jour de l’an 2023, je suis allé à Rochefort (Charente-Maritime) avec ma compagne. De là, nous avons passé une journée à l’Île d’Aix pour y faire du vélo. Ce relief plat baigné par le golfe de Gascogne attire les touristes en rappelant qu’il avait été, pendant quelques jours en juillet 1815, avant que Napoléon ne se rende aux Anglais, le refuge de l’Empereur défait à Waterloo. Quelques coups de pédales le long des sentiers de l’île conduisent aussi promeneurs et curieux aux abords d’une fortification du 19ème siècle. Fort Liédot fut le lieu de captivité de cinq dirigeants du Front de Libération nationale (FLN) dont le futur président de la République Ahmed Ben Bella – mais les échos de ce fait historique, sur l’île, se révèlent étrangement beaucoup plus discrets.
Depuis ce séjour, j’ai appris une tout autre histoire : les flots environnants, par 46º 2’ de latitude N et 1º 9’ 2’’ de longitude O, avaient été quelques mois plus tôt la destination d’un voilier de plaisance avec, à son bord, un homme encore dans la soixantaine. Christian Lujan. La météo ce jour-là n’était pas hostile, du moins au début. Car ensuite, lorsqu’une mauvaise houle se déclare, elle retourne l’estomac de notre homme qui se met bientôt à vomir pendant de longues heures au point que l’on doive finalement le débarquer d’urgence.
Que vomissait-il ainsi ?
Pas seulement son repas, je suppose.
Même si celui-ci, quoique dégusté à bord, avait toutes les raisons d’être copieux et savoureux à la fois.
Christian aime faire bonne chère, « c’est tout ce qu’il nous reste », glisse-t-il d’ailleurs de façon un peu énigmatique en nous recevant à Ris-Orangis (Essonne), en avril dernier, Xiang, Steve et moi, en présence de son fils, Théophile. Outre une volaille cuisinée par ses soins avec ses légumes, il nous sert ce jour-là de délicieux pâtés et un tiramisu qu’il s’était minutieusement procurés auprès des commerçants de la commune où il habite.
À bord du voilier, Christian ne vomissait pas seulement son repas parce que, comme il le raconte pour expliquer cette réaction du corps, la traversée du golfe de Gascogne avait charrié des souvenirs vieux de trente ans. Sur le moment, il ne précise pas lesquels et je ne le lui demande pas non plus. Mais cette anecdote conclut en quelques sortes trois bonnes heures de récit au cours desquelles, assis sur son canapé, il m’a raconté sa vie. Je n’ai qu’à m’y replonger pour imaginer, quitte à me tromper, quels morceaux de vécu surgis de sa mémoire ont ainsi pu violenter son estomac.
J’écoute l’enregistrement réalisé cet après-midi-là. Christian parle de sa voix douce dont l’intonation traîne et remonte en fins de phrases. Les gourous enveloppent et bercent leurs disciples par le seul pouvoir de leur organe vocal, me dis-je alors. Ce que les maîtres spirituels ne font pas, et qui sans doute distingue leur façon de parler de celle de Christian, est le fait, de temps à autres et sans prévenir, d’avaler presque les syllabes – d’en prononcer trois ou quatre, par exemple, comme s’il n’y en avait qu’une seule. Je me demande s’il faut y lire une pointe d’agacement autant qu’un aveu d’impuissance. Lequel, devenu insupportable, déclencherait des nausées – mais ce n’est là que pure hypothèse…
Moi qui gagne ma vie en écrivant des articles à partir de ce que me racontent les gens, je m’intéresse à ce qu’ils disent. Plus rarement à comment ils le disent. Or, avec Christian, le comment me semble essentiel. À son ton de voix tantôt posé, tantôt circonspect, je crois mesurer à quel point, aussi dures soient les expériences qu’il a vécues, celles-ci ont ouvert en lui quelque chose dont il a su se saisir pour donner un sens à son existence. De ce fait, Christian n’a pas vomi nombre de ses souvenirs pénibles ou difficiles. Au contraire, il les a digérés.
Ainsi de son année à Villers-Bettnacht, en Moselle, lors de la première année du service civique qu’il réalisa de 1973 à 1975, alors qu’il n’avait pas encore 20 ans. À son arrivée sur place, on célébrait un mariage. « J’ai failli me faire casser la gueule parce qu’il y en avait un en état d’ivresse très avancée. C’était assez dur ».
Un Christ en bois dans la campagne
Confronté à la perspective de prendre les armes, fût-ce sous les drapeaux, Christian obéissait à sa conscience qui le lui interdisait. D’où la revendication de réaliser un service non pas « militaire », mais « civique ». À l’époque, c’était là un « vrai geste politique » qui, d’ailleurs, portait un nom : objecteur de conscience. Je ne lui demande pas les raisons de ce choix à ce moment de son récit. Plus tard, je m’en mordrai les doigts.
Retour à Villers-Bettnacht où le garde forestier, sensé l’accueillir, est en train de sarcler dans son jardin. À l’arrivée de Christian, il ne lève même pas la tête et grogne : « Les objecteurs, je n’ai jamais pu les encaisser et ce n’est pas aujourd’hui que ça va commencer ! » Enfin, le soir, le jeune-homme loge « dans une chambre minable dans une auberge minable avec un aubergiste alcoolique ».
En entendant la description que Christian me fait du hameau mosellan qu’il a connu un demi-siècle plus tôt, je peine à imaginer ses paroles dénuées d’exagération. C’est le signe de mon ignorance ou bien de la dureté de son vécu… C’était un lieu « un peu surréaliste », se souvient-il, avec « quatre ou cinq maisons et un centre de rééducation ». Trois ou quatre clients faisaient vivre l’aubergiste. Ils buvaient « entre quinze et vingt Ricard par jour ». Parmi eux, un jeune à moitié aveugle qui tirait jusqu’à vingt-cinq ou trente verres. Tandis qu’au milieu des villageois figuraient aussi un couple d’Ukrainiens qui pensaient que la guerre n’était pas finie, et un bûcheron nommé Alfred. « Quand celui-là était ivre, il venait casser les bouteilles sur ma fenêtre, au deuxième étage parce que je n’avais « pas de couilles – un objecteur, ça n’a pas de couilles » » Une nuit, il est même entré dans l’auberge. Il a découpé les tables à la tronçonneuse. « Là, il m’avait foutu un peu les jetons ! »
Caricature du monde rural ? Mépris ? Je ne le crois pas. Pas sans nuance, du moins : l’année suivante, en 1974, c’est au sein des Foyers ruraux, en Sologne, qu’il choisit d’effectuer la deuxième année de son service civique. Elle lui a laissé des souvenirs impérissables dont il m’a longuement parlé. Il s’est par exemple occupé de l’organisation des Journées artisanales de Saint-Viâtre, au cours desquelles les artisans de la région se rencontraient : potiers, joailliers, tailleurs de pierre… Ou encore de celle des Soirées de conteurs solognots. Ce rendez-vous-là l’a marqué au point qu’il se soit souvenu d’un texte d’un artiste « un peu anarchiste » du début du siècle, Gaston Couté. « Dans lequel un personnage s’adresse à un Christ en bois dans la campagne [au fond d’une église, Ndlr.] en lui disant : « Toi, t’as de tout, t’as le cul, t’as le cœur, t’as tout en bois ! » »
Et puis Christian doit au monde rural son éducation aux délices de la vigne. La récolte du raisin, il a connu cela plusieurs années de suite en Côte-d’Or. D’abord à Chorey-les-Beaunes, puis à Pernand-Vergelesses. « J’ai aussi eu le privilège de vendanger les Corton-Charlemagne, sommet des sommets des vins blancs en Bourgogne ». Les saisonniers le dégustaient avec la bénédiction de la patronne… « Donc, tu vois, ma vie n’a pas été qu’un parcours du combattant. Il y a aussi eu des moments de découverte ».
Or, à Villers-Bettnacht aussi, des « moments de découverte » ont fait irruption au cœur du « parcours du combattant », à mesure que le jeune-homme s’adaptait à son nouvel environnement. Grâce à cela, probablement, Christian a pu digérer l’expérience mosellane.
Un exemple parmi d’autres : lorsque le bûcheron Alfred est tombé malade, le jeune-homme a décidé de lui rendre visite. « Tout le monde avait un peu peur de lui parce qu’il faisait des crises de violence. Il habitait une toute petite maisonnette avec une trentaine de chats. Et moi, je suis allé le voir. Effectivement, il était très malade. Je me suis occupé de lui et je me suis occupé de ses chats ». À son rétablissement, voilà qu’Alfred change de comportement à l’égard de Christian. « Il m’a emmené en forêt avec lui. Il m’a fait découvrir des champignons que je ne connaissais pas. Il m’a fait manger de la langue de bœuf ». Qui que ce soit toucherait un cheveu du jeune-homme aurait désormais affaire à Alfred : ainsi en avait décidé le bûcheron ! Voilà comment Christian a découvert, derrière des dehors rustres, une indéniable soif relationnelle. « Ça m’a appris sur la condition humaine, en conclut-il : si on n’enferme pas l’autre dans un schéma de représentations restreint, il y a une rencontre possible… »
Point de rupture en ligne de mire
Âme sensible, méfiez-vous des lignes à suivre ! Même avant Villers-Bettnacht, Christian a digéré bien des expériences pénibles – et je ne parle ici que de celles qu’il m’a racontées.
À Besançon, où il a grandi, enfant, il portait déjà le deuil de l’ami avec lequel il passait ses mercredis. Le jeune Christian a même vu le père de celui-ci, agriculteur, rentrant du lieu où il avait été ramasser les restes de son fils. Il tenait à bout de bras un sac contenant les morceaux du corps qui avait été celui de Jacky. L’accident domestique est arrivé lorsque le garçonnet, parti s’amuser sur le tracteur de son père, était tombé de la remorque. Chute fatale et horrible : cette machine agricole lui était passée dessus avec un immense disque coupant.
Plus tard, vers 14 ou 15 ans, c’est Jean-Philippe, un jeune-homme dans la vingtaine qui emmenait Christian dans les « surprise-parties » au volant de sa Dauphine. Une belle bagnole que le jeune conducteur venait de s’offrir après avoir économisé sur son salaire d’apprenti mécanicien. « Il chérissait cette voiture comme si c’était… » Un bijou ? Je complète car, ici, Christian n’achève pas sa phrase et poursuit son récit. « En sortant du bal, il va chercher sa voiture pour me ramener. Et il constate qu’un mec lui était rentré dedans. » La bagnole était défoncée. « Et là, j’ai vu son visage se transformer. Il était blanc ». Jean-Philippe ramène Christian chez lui à bord du véhicule tout abîmé qui roule encore. « Sans dire un mot. Et moi, je le voyais. Je sentais que… J’étais hyper inquiet. À tel point que je n’ai pas dormi de la nuit ». Et à 7h du matin, coup de fil des parents de Jean-Philippe. « Il vient de nous quitter. Il s’est tiré une balle dans la tête avec le fusil de son père ».
Des années plus tard, assis sur le canapé de Ris-Orangis, Christian explique ce qui s’est alors joué pour lui. « Je découvrais que… pour un garçon qui avait passé sa vie à travailler, un apprenti très respecté professionnellement, qui avait tout focalisé sur sa voiture comme s’il n’y avait rien d’autre au-delà… » Il relève au passage qu’une relation s’était tissée entre ce Jean-Philippe et lui sans se demander, du moins devant moi, ce qui avait amené chacun à fréquenter l’autre. Et moi, muet comme parfois, je ne lui pose pas la question.
« …Et là, tu vois le point de rupture, quoi ! », poursuit Christian. « C’était pour moi une énigme. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, rien ne puisse plus raccrocher un individu à la vie ? » Ce questionnement issu de cette première confrontation au suicide a fait naître en lui le souci de prévenir, chez les autres, le recours à cette extrémité fatale.
Ces cuillérées de l’enfance puis de l’adolescence, avariées, Christian a néanmoins pu les digérer à travers une carrière professionnelle de spécialiste, comme il disait, en « clinique des pratiques au travail ». Je mets tout cela entre guillemets car, même si Christian m’en a parlé longuement, je ne me suis pas vraiment approprié cet aspect de son récit. Christian « accompagnait les personnes en souffrance au travail », formulerais-je un peu vaguement, si je devais cependant me résoudre à nommer son métier avec mes propres mots.
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Ah ! C’est plus fort que moi, je viens d’employer l’imparfait. Je m’étais promis d’avouer cela en fin de texte – J’y renonce, je n’y arrive pas, je n’y arriverai pas. Tant pis. C’est triste à dire et sidérant à la fois pour quelqu’un comme moi qui l’a à peine connu, mais c’est ainsi. En avril, il me raconte ses souvenirs, un peu plus d’un mois après, il décède. Christian n’est plus ! Il est mort… Vertige d’un deuil qui n’est pas le mien et qui me frappe quand même. Je n’ai vu Christian que deux fois dans ma vie, quelques temps avant sa mort. Il était dans sa soixantaine, et en apparente parfaite santé. Pourtant, en y repensant, je me demande s’il n’y a pas eu quelques signes avant-coureurs. « C’est tout ce qu’il nous reste », avait-il dit à propos de la bonne chère lors du déjeuner à Ris-Orangis. J’avais cru soudainement reconnaître le ton de voix d’un être déprimé et ça m’avait surpris, même si je savais que sa chère épouse, Marianne, était décédée un peu plus de deux ans auparavant.
Ma surprise avait été complète aussi, la semaine suivant la journée passée chez lui, lorsque Christian m’a fait parvenir par mail quinze fichiers pdf, soit l’intégralité de ce qu’il avait écrit ou coécrit – le livre Quand le travail rend fou, dont je reparlerai, mais aussi un éventail varié d’une cinquantaine de pages incluant notamment quelques chroniques publiées dans les colonnes du Monde ou dans des revues spécialisées, le texte de ses interventions dans des organismes de formation, des extraits de ses lectures ou encore quelques critiques d’art. Le tout pour un total de près de 300 pages.
Une image empruntée au cinéma
Je ne peux m’empêcher de penser à cela sans me demander s’il pressentait sa fin proche, en quelque sorte. En me racontant ses souvenirs dans le détail et longuement, avait-il un grand désir de transmettre ce qu’avait été sa vie et le fruit de son travail avant qu’il ne soit trop tard ? Précipitait-il, de la sorte, le moment où il atteindrait son propre « point de rupture » ? La vie sans sa chère épouse, défunte, lui était-elle devenue insupportable ? Qu’a-t-il vécu avec elle pour que tout le reste ne le retienne plus à la vie ?
Et quand je dis « tout le reste », la liste est assez longue, entre l’amour de ses enfants, son amitié avec Shi Xiang au titre de laquelle il a accepté de me confier ses souvenirs, son engagement au travail, l’estime probable de ses pairs, peut-être la reconnaissance de ses patients, sans oublier son amour de l’art – chez lui, les murs sont recouverts de tableaux – et le plaisir qu’il éprouvait à goûter la saveur d’un plat. « Insuffisance cardiaque », m’a-t-on dit. Aussi puis-je me poser toutes les questions que je veux, je n’aurai jamais les réponses. D’autant que celles-ci sont peut-être vaines : qui sait ? Son décès peut tout aussi bien avoir une origine purement physiologique…
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Il accompagnait les personnes en souffrance au travail, disais-je. De fait, quand Steve m’a parlé de Christian, la première fois, il m’a demandé si j’étais intéressé de rencontrer quelqu’un qui avait beaucoup travaillé sur les questions de santé au travail. Je m’attendais donc à avoir affaire à un médecin. Christian m’a vite détrompé à ce sujet. Son curriculum vitae est néanmoins bien long. Il fait ses premières armes de soignant à la clinique de La Borde à Cour-Cheverny (Loir-et-Cher), pendant six mois. Il y découvre la psychothérapie institutionnelle – une approche du soin qui met l’accent sur la dynamique de groupe et sur la relation entre soignants et soignés. Il y éprouve aussi une capacité à entrer en relation avec les patients psychotiques. Mais la clinique n’a pas les moyens de l’embaucher à la fin de son stage.
Une fois libéré des obligations militaires, il suit les séminaires de Jean Oury, le fondateur de la clinique de La Borde et figure, en France, de la psychothérapie institutionnelle. Ce qu’il a appris à Cour-Cheverny, il tente ensuite de le mettre en pratique dans un centre de santé à Orléans avec l’association Croix marine, où les patients présentant un état stabilisé reçoivent des soins en vue de retrouver une autonomie. Je passe rapidement sur les canaux qu’il emprunte pour se former, dont la psychanalyse, et ses engagements professionnels aux ramifications multiples – lui parle d’une « espèce de tissage complexe, d’immense toile » parce que « tout est en lien ». Et j’en retiens ceci : Christian a accompagné des personnes et des organisations en tant que thérapeute, consultant, superviseur et formateur, mais aussi… coach.
Surprenant ! Avec lui, je découvre un homme qui se présente comme psychanalyste et qui se montre étonnamment ouvert aux thérapies courtes au point de pratiquer également comme coach. Voilà qui va me permettre de lever un doute : quiconque consulte un coach refuse-t-il au fond de s’avouer que c’est d’un psy dont il a besoin ? « Non, pas forcément, ce n’est pas la même démarche », répond Christian. « Mais en « accompagnement professionnel personnalisé », il peut arriver que l’on dise à la personne que l’on accompagne : « ça ne serait pas inintéressant que vous engagiez une démarche plus approfondie »».
Alors, coach, consultant, psy ou autre, comment Christian nomme-t-il son métier ? « Éclairagiste », répond-il encore. Une image empruntée au cinéma : depuis l’extérieur de la scène, il éclaire des zones restées dans l’ombre. « Mon travail, c’est d’apporter des éclairages sur des situations critiques. Les gens avec lesquels je travaille décident ou pas d’y aller. Je ne leur dis pas forcément ce qu’il faut faire, mais j’apporte des éléments suffisants pour qu’ils décident ou pas de s’approprier ce qu’il faut s’approprier ».
Avec cette image de l’éclairagiste, il enseigne aussi le paradoxe consistant à « sortir des cadres » imposés « tout en y restant ». Et probablement une ligne de conduite propre qui l’aura aidé à vivre… et à digérer tout ce qu’il a pu.
Le lion et le rat au 21ème siècle
Sans exclure son expérience de la famille. Son père lui aura transmis le goût du travail bien fait, sa mère un sens esthétique. Mais l’atmosphère au domicile de ses parents, à Besançon, devait être suffisamment étouffante pour qu’il le quitte très tôt, dès 16 ans, en quête de son autonomie financière. À cette époque, il se frotte pendant un temps à l’action politique en devenant délégué régional lors des manifestations lycéennes contre la loi Debré. La même année, il soutient les ouvriers en grève du fabricant de montres Lip. Lors de son stage à la clinique de La Borde, il rencontre une des soignantes qui deviendra son épouse et avec qui il restera pendant huit ans : Jeanne. Puis il fera la connaissance de la deuxième femme de sa vie, Marianne, de qui il aura deux enfants : Mathilde et Théophile. Je ne lui ai pas demandé s’il avait gardé des liens avec sa famille d’origine, ni de quelle nature ils étaient. J’en ai néanmoins vu une trace dans sa bibliothèque. En bonne place y figure un livre sur la peinture écrit par l’un de ses deux frères.
Tous les souvenirs rapportés dans les lignes qui précèdent, Christian me les a racontés avec le même ton de voix tantôt posé, tantôt circonspect. N’eussent été l’intonation remontante en fins de phrases et les syllabes çà et là avalées, je me serais par moments cru au réfectoire d’un couvent, pendant la lectio divina.
En se remémorant le militaire qui le reçut dans son bureau dans les locaux du ministère, à Paris, en 1973, Christian n’emploie plus tout-à-fait le même ton : par moments, le sarcasme l’emporte… « Lujan, venez ici ! Vous habitez Blois, c’est bien ça ? » Quelques semaines plus tôt, le jeune-homme avait envoyé à l’administration une demande pour effectuer un service civique. L’officier qui alors lui fait face sait très bien qu’il a affaire à un objecteur de conscience. Et, Christian en est convaincu, ce soldat veut l’emmerder…
« C’est bien ça ? » Le militaire s’est retourné. Il pointe devant lui, sur une immense carte de France, la localité du Loir-et-Cher d’où est parti Christian pour régulariser sa situation vis-à-vis de l’armée. « Vous irez… », poursuit l’homme en uniforme en faisant défiler son index vers l’Est. Si la carte a pris la poussière, son doigt en est déjà recouvert mais le militaire ne relâche pas la pression. « Vous irez… » il se décale même de plusieurs pas de côté vers le fond de la salle, franchit la Champagne, l’Alsace et la Lorraine. Bientôt le Rhin et la Ruhr ? Non ! « Ici ! Vous irez ici ». À Villers-Bettnacht. En Moselle.
Même ce souvenir-là, les hasards de la vie ont donné à Christian l’occasion de le digérer. Au cours de sa carrière professionnelle en effet, notre homme, parce qu’il était un expert reconnu dans le domaine de la « clinique des pratiques au travail », a un jour été invité à prendre la parole aux Invalides, devant un parterre de soldats, au sujet de la « prise en charge post-traumatique »…
Que la « grande muette » ait reçu en grande pompe un ancien objecteur de conscience, Christian trouve cela « intéressant », dit-il en accompagnant le mot d’un clin d’œil. Au-delà de l’aspect comique de cette circonstance particulière, y a-t-il vu une signification profonde, sorte de redite, façon 21ème siècle, de cette fable de La Fontaine, Le lion et le rat : « on a souvent besoin d’un plus petit que soi » ? Qu’en dirait Christian ? Notre homme n’ayant pas pour défaut l’orgueil, j’imagine qu’il balayerait cela d’un geste en disant que ça n’a « aucune importance ». J’insisterais, cependant : « Toi qui dis qu’il faut quitter le cadre où l’on est tout en y revenant, tu t’y es pris d’une façon admirable, avec l’armée ! Tu ne trouves pas ? » « Pff ! », répondrait-il avec un haussement d’épaule. Et je ne saurais s’il y avait déjà songé lui-même ou si seulement, pour lui, ça n’avait « aucune importance ».
Alors qu’est-ce qui en a, de l’importance ? Peut-être le double aveu dont l’enregistrement porte la trace. Premièrement, il n’a pas « osé dire » à ces êtres en uniforme rassemblés aux Invalides qu’il avait refusé d’effectuer un service militaire – et peut-être a-t-il bien fait. Deuxièmement, il a éprouvé « beaucoup de respect » pour le général qui organisait l’événement, « très engagé » dans la prise en charge des soldats atteints de stress post-traumatique.
Un moment attendu depuis le début
D’autres fois, au cours de l’après-midi à Ris-Orangis, le ton de voix de Christian change. Plus de sarcasme, ni de circonspection. Les sons qu’il prononce semblent alors comme projetés par une arme à feu invisible – ses cordes vocales – au barillet coulé dans un moule de perplexité, de lassitude et d’incompréhension.
Ainsi lorsqu’il évoque le monde du travail tel qu’il le connaissait en 2023 à travers l’expérience de ses patients, soit souvent des fonctionnaires ou des salariés de grands organismes publics. Sans jamais nommer les responsables, il décrit un univers pétri de violences parfois du fait d’une seule personne maintenue à un poste clé malgré, dans le meilleur des cas, son désintérêt pour la qualité des relations humaines et sa flagrante incapacité à motiver un collectif au travail. « Quand tu acceptes de diriger des hommes, il y a quand même des fondamentaux ». Lesquels ? « L’écoute, la qualité d’interaction, l’arbitrage. On ne laisse pas des situations pourrir. On intervient. On se positionne. On prend des décisions ». Il dit tout cela plus de dix ans après la publication, chez L’Harmattan, de l’ouvrage déjà évoqué, Quand le travail rend fou, écrit avec Gérard Huber, psychanalyste aujourd’hui décédé, et Madeleine Karli, médecin du travail. Selon ses dires, les préconisations du groupe de travail à l’origine de cette publication ont permis de déboucher sur un arrêté ministériel pour prévenir les risques psychosociaux, ce qui est « assez rare » et « quand même plutôt sympa ».
Ce souvenir, heureux, ne contrebalance-t-il plus suffisamment à ses yeux les situations de travail auxquelles sont confrontées ses patients et qui « participent énormément à la fragilisation de l’individu » ? Tous les jours, affirme Christian, il s’arrache les cheveux en se demandant « mais comment ce type de situation peut-il encore exister ? » Et là, perplexité, lassitude et incompréhension ont comme cédé la place à la plainte.
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Notre entretien a duré près de trois heures. Il approche de sa fin. Je sens le moment d’inviter Christian à conclure. Qu’est-ce qui est important pour lui dans la vie ? « Ne pas m’enfermer dans mes certitudes ». Je me sens partagé. D’un côté, je veux arrêter l’enregistrement, ramasser mes affaires et quitter Christian sans tarder car je suis invité à un dîner et ne veux pas arriver en retard. De l’autre, je veux encore écouter cet homme car je sens qu’il n’a pas tout dit. Je balaye cette hésitation en m’étirant. Christian, lui, ne bouge pas. Pas d’un pouce. « Donc j’ai eu des épreuves pas faciles. Récentes. Sans doute tu le sais », reprend-il comme si de rien n’était. « Là, si tu veux, Marianne, on a découvert son cancer il y a six ans. La vie a basculé ». Christian l’avait décidé. Il parlerait de la fin de vie de sa femme. Peut-être même attendait-il ce moment depuis le début.
Quoiqu’il en soit, du moment où je lui pose cette dernière question, c’est comme si j’avais remis une pièce dans la machine. Pendant pas moins de quarante-cinq minutes, sur un ton plaintif qui ne cessera plus, Christian détaille toutes les étapes de cette fin de vie-là, qu’il a vécue depuis la place de l’accompagnant aimant. Or, chacune d’entre ces étapes a charrié son lot de souffrances que le thérapeute devenu proche aidant me décrit par le menu.
Sur le sol et dans la détresse
Ça commence dès le diagnostic. Marianne a consulté deux médecins à un an d’intervalle, mais seul le deuxième alerte quant à la vraie nature du mal. « C’était un mec très grand, très fin, un peu froid. Il a regardé les radios qui avaient été faites, il y a un an », raconte Christian. Et là, il nous dit : vous voyez, là ? On voyait déjà des métastases il y a un an. Il prononce le terme « métastase ». Wahou ! Là, tu reçois une bombe sur la tête ! » Un an plus tôt, on leur avait dit que tout allait bien. « Marianne, elle, aurait pu être prise en charge dès ce moment-là. Je ne dis pas qu’elle s’en serait sortie, mais ça ne se serait sans doute pas passé comme ça s’est passé, quoi ! » Il penche le buste en avant et lève le bras dans un geste de désolation. « Après, on est rentré dans la machine de guerre… »
Ensuite, ce sont les journées à l’hôpital. « L’usine à cancer. Tu te pointes le matin à 08h00, ils te font faire toute une série d’examens, tu ressors le soir à 17h00. T’as passé parfois deux heures à attendre. T’as un monde fou. Tu vois passer plein de gens dans tous les sens. Et puis on te dit bah voilà : on va peut-être engager une chimiothérapie. Et là, le calvaire de Marianne a commencé. Elle s’est coltinée, je pense, tous les effets secondaires de la chimio. Et moi, j’étais dans une impuissance folle ».
En présence de Christian, Marianne a traversé renoncement après renoncement. « Un moment qui a été terrible, c’est quand elle s’est rendu compte qu’elle ne pourrait plus travailler ». La chimio était trop violente. « Elle devait être en mi-temps thérapeutique. On lui laissait entrevoir qu’elle reprendrait son boulot de principale dans un collège ». Marianne y était énormément appréciée. Elle y avait arrangé des situations « hallucinantes » avec ses qualités humaines « exceptionnelles ». « Et puis à chaque fois on repoussait l’échéance et elle n’a jamais repris son travail… »
Ce n’est pas tout : « Un 24 décembre, on nous convoque. « Il va falloir sortir du protocole ». « Sortir du protocole », répète Christian. Pourquoi ils le disent le 24 ? Pour nous dégager. Pour faire entrer quelqu’un à partir du 1er janvier. Putain. C’est ça notre cadeau de Noël ? » « Et puis il y a des mots qui ont une puissance colossale. Comme « le palliatif ». Ça veut dire qu’il n’y a plus rien à faire. « On ne peut plus rien pour vous ». Et c’est la première fois, avec Marianne, qu’on envisage l’hospitalisation à domicile (HAD). Et qu’on aborde la mort. Dans son état le plus… Donc c’est préparer la mort de Marianne. Au niveau administratif : comptes en banque, etc… »
Ce chemin de croix se poursuit au domicile de Ris-Orangis. « Au départ, elle s’est installée sur le canapé. Puis on est passé du canapé au lit médicalisé ». Mais d’une, le personnel qui vient pour l’installer se trompe de matelas. De deux, des cartons de matériel paramédical envahissent bientôt le salon. Et enfin, quand on livre à Marianne un fauteuil roulant, il se révèle trop large pour passer dans les couloirs de la maison. Pourquoi Christian n’a-t-il pas vérifié plus tôt la disponibilité d’un fauteuil aux dimensions adéquates ? renvoyé celui qui était inadapté pour en changer ? ou anticipé l’inutilité de ce type de matériel ? Mystère qui gardera son épaisseur pendant que Christian replonge par la parole dans le souvenir de ce moment « très difficile » où tous deux, Marianne et lui, sur le chemin des toilettes, restent coincés pendant trois quarts d’heure, lui gisant sur le sol et dans la détresse, échouant pendant ce temps à aider la femme qu’il aime à rester propre.
Kafka à l’heure du décès
Il y a aussi eu quelques tensions avec les aides-soignantes qui se déplaçaient au chevet de Marianne. Ici, je veux avertir le lecteur : l’évocation de ces souvenirs ont fait naître, chez Christian, des propos durs à l’encontre du personnel de la HAD. Autant le dire franchement, je n’y souscris pas. Ce personnel a fait ce qu’il a pu du mieux qu’il a pu, à cela je décide de me raccrocher. Même dans un contexte où le service public ne va pas bien, cela m’étonnerait que des directions envoient au chevet des mourants un personnel incompétent ou mal formé. À l’inverse, je conçois volontiers que tous les soins du monde puissent toujours sembler inappropriés ou insuffisants aux yeux du proche aidant, lequel n’est jamais préparé à voir mourir la personne qu’il aime. Nous ne serons jamais prêts. Je ne serai jamais prêt, si je meurs en dernier, à voir la mort prendre d’assaut peu à peu le corps de l’être aimé alors que, et c’est peut-être là le scandale ultime, celui-ci vit encore.
Je fais donc ici le choix de restituer ces propos, car ils disent quelque chose du vécu à un moment critique de l’existence. Or ce vécu, tel qu’il se laisse entrevoir à travers le ton, les gestes et les paroles de Christian, est précisément ce que je veux contempler pour tenter de saisir un peu de l’homme qu’il était. Enfin, j’ajouterais ceci : si durs soient ces propos, ils résonnent à mes oreilles comme un écho permettant d’apprécier cette fonction ingrate d’exutoire à la souffrance que remplissent à l’occasion les soignants. Simplement parce que le métier veut que vous soyez là….
Ainsi donc s’exprime Christian :
« Il y a une aide-soignante, un jour, je lui dis « mais vous ne lui avez pas mis de crème sur le visage ». Et elle me répond : « Cher monsieur, ce que vous pensez qui est bon pour elle ne l’est pas forcément ». Et là tu te dis qu’il y a un manque total de formation de ces gens qui viennent chez toi pour l’hospitalisation à domicile. « Écoutez, il n’y a pas matière à discussion. Vous lui mettez sa crème. Vous êtes là pour qu’elle puisse souffrir le moins possible. Pour qu’elle soit au mieux dans son corps et dans sa peau » ».
Une autre fois. L’infirmière : « On va arrêter l’hydratation ». Christian : « Attendez, vous pouvez répéter ce que vous venez de dire ? – Cher monsieur, ça ne sert à rien de continuer à l’hydrater ». Au ton de sa voix, je le devine, Christian a cru toute l’équipe de la HAD liguée contre Marianne et lui. « Écoutez, c’est très simple. Vous allez appeler votre médecin coordonnateur. Et vous allez lui dire que si vous arrêtez cela, je porte plainte contre vous ». L’hydratation a été maintenue. « L’arrêter ! Tu te rends compte ? Ça aurait voulu dire que Marianne allait souffrir dans d’immenses douleurs. Mais les filles, elles venaient en se disant : « On ne va pas s’emmerder à venir six mois ici, quoi ! » »
Enfin, il y a eu la sédation. « Je n’ai pas capté tout de suite. C’est après que j’ai compris. On lui a mis un mélange à la base de morphine et d’anesthésiant. On l’a mise en état de mort cérébrale. Et d’un seul coup, je n’ai plus eu de contact avec elle ». Au domicile de Ris-Orangis, la vie n’a biologiquement pas encore quitté le corps de Marianne, mais le lien est brisé. Du moins est-ce comme cela que Christian vit ce moment. Je constate qu’il ne parle pas du sens du toucher. Il touche Marianne, sans doute, mais cela ne change rien pour lui. Tous ses efforts pour améliorer la qualité de sa propre présence sont vains : il ne se sent plus relié à la femme qu’il aime. Si ténues fussent les réponses de Marianne, il les percevait jusque-là. Elle se taisait désormais. « Et il n’y a personne pour te donner les clés de lecture. C’est toi qui découvres tout ! » Combien dût être difficile cette nuit-là où Marianne meurt sans un adieu à l’homme qui l’a aimée…
La nuit du décès, Christian se relevait pour voir si sa femme respirait toujours. « Je suis venu à 2h du matin, elle était toujours en vie. Elle avait un râle terrible parce que la respiration était devenue très difficile. Je me suis légèrement endormi, juste à côté. Je suis revenu vers 5h. Et là, elle était froide. Figée. Donc j’appelle le Samu. Et la personne au bout du fil me dit : « On sera là dans une demi-heure. Vous allez faire des massages cardiaques – Attendez, on ne se comprend pas. Mon épouse est décédée. Je lui ai vérifié le pouls – C’est le protocole ! » Et un et deux et trois et quatre ! Pendant une demi-heure ! Alors qu’elle était décédée ! »
Restent l’histoire du certificat de décès plusieurs fois réécrit et celle de cette aide-soignante qui vient à domicile pour donner des soins à Marianne quarante-huit heures après son décès, « c’est Kafka, tu te dis, putain ! », dit Christian avec un accent de rage face à cette accumulation de situations à ses yeux toutes plus absurdes les unes que les autres.
Le moment le plus dense de l’entretien
En l’entendant, sur le moment, je me dis qu’il y a sûrement eu quelques loupés, oui. Et je veux bien croire que l’organisation des soins ne soit pas la même d’un établissement de santé à l’autre. Mais je peine à croire que le sens de l’humain ait à ce point pu échapper au personnel soignant qui s’est relayé au chevet de Marianne. La réalité décrite par Christian me paraît bien trop éloignée de celle par exemple dépeinte, comme me l’a fait découvrir ma compagne, par l’écrivain argentin Eduardo Berti à la suite des semaines qu’il a passées au CHU de Rouen en 2015.
Mon regard est peut-être biaisé. Certes, j’ignore comment je penserai à l’approche de ma propre mort. Mais, vu d’ici, le plus probable est que je souhaiterais que me soit garantie la possibilité de choisir de bénéficier de soins palliatifs de qualité, et ce, où que je me trouve sur le territoire. Sûrement pour cette raison, il m’apparaît plus facile d’imaginer que Christian, au cours de la fin de vie de Marianne, a manifesté quelque penchant paranoïaque.
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Au fil des jours où Marianne s’acheminait vers sa dernière heure, Christian entendait tenir bon à son chevet et soulager sa souffrance autant qu’il le pouvait. Pour cela, il lui fallait garder le moral. Mais comment faire quand certains jours ravivent l’espoir, « « ah ! ça va mieux ! Le mal a diminué ! » Et puis trois mois plus tard. « Oh putain, c’est reparti »…
« On privilégie la vie jusqu’à la dernière seconde », lui disait-il. C’était son souhait, son engagement à l’égard de sa femme, sa ligne de conduite à travers mille façons de prendre soin d’elle. Il m’en a raconté trois exemples dont deux se sont en quelque sorte retournés contre eux. Des pierres ajoutées au mur qui allait séparer Marianne du monde des vivants.
Soit parce que – c’est le premier exemple – la machine à exclure de la société des êtres en bonne santé faisait tout-à-coup de Marianne une victime. À l’époque où Christian allait emmener sa femme à l’opéra, un changement dans le calendrier des soins l’oblige à renoncer à ce projet : Marianne serait finalement opérée le jour même de la représentation. C’est un Christian hébété qui me raconte alors comment l’on refusa de lui rembourser le billet pris pour elle, malgré la souscription à une assurance annulation. « « Mais alors, pourquoi m’avez-vous laissé acheter son billet et contracter l’assurance qui va avec ? » Et là, je découvre que certaines personnes ne peuvent pas être remboursées d’une assurance quand elles vont au spectacle ! J’ai trouvé ça d’une violence inouïe. Ces micro-situations où l’on vient te rappeler que tu es dans une case qui s’appelle « longue maladie ». Ça a été très dur d’expliquer ça à Marianne ».
Soit parce que – deuxième exemple – les efforts de Christian débouchent finalement sur une découverte des progrès de la maladie aussi soudaine que cruelle. « Le premier truc, c’est l’agueusie. C’est comme le Covid. Tu bouffes un truc, tu ne sens plus rien. Moi, je lui préparais des petits plats,… Et je sentais bien que… tu vois, j’essayais des trucs. » L’émotion rattrape notre homme tout-à-coup. Ses yeux s’humidifient. Il pleure. Et il s’excuse trois fois. « Putain, ça… Ah ! Je ne pensais pas que j’aurais une charge émotionnelle. Tu vois, je fabriquais des cookies pour qu’elle puisse avoir encore du plaisir. Ah ! Tu penses que tu as évacué malgré ta formation et tout. Mais, tu vois, ça reste… »
C’est le moment le plus dense de notre entretien. Christian, l’homme dont les larmes n’avaient peut-être pas coulé à la mort de Jacky, ni lors du suicide de Jean-Philippe, lui qui toute sa vie s’est demandé comment soulager la souffrance des autres, le voilà maintenant devant nous, et il pleure chaudement…
Puis il se reprend.
Troisième et dernier levier pour soulager la douleur de Marianne, la lecture. Pendant toute cette fin de vie, Christian lui a lu à haute voix Marie, de son enfance juive à la fondation du christianisme, un ouvrage de l’universitaire américain James Tabor. « On s’attaquait quand même à un gros morceau. Ça demande beaucoup d’attention. Donc parfois on est obligé, sur la fin, d’arrêter. Tu sais, déjà lire dix pages, je sentais bien que ce n’était pas évident pour Marianne de tout intégrer ». Mais cette lecture est devenue pour eux un rituel. Elle les a accompagnés pratiquement jusqu’à la fin.
Il n’y a pas d’amour humain parfait
Quant au sujet de cet ouvrage, je savais Christian hostile aux dogmes. Tous les dogmes. Celui qui a érigé la fille d’Anne et Joachim en mère de Dieu sans autre enfant que le Christ conçu du Saint-Esprit n’y échappe pas. L’auteur du dernier livre lu par Christian et Marianne est sur la même ligne. « Les chrétiens qui honorent en Marie la « Mère de Dieu » jugeront peut-être inapproprié, pour ne pas dire blasphématoire, mon désir de rendre à Marie sa condition pleinement humaine de femme juive. Ce serait un malentendu », explique cependant l’universitaire dans une introduction. « Je crois apporter par ce livre une contribution positive au « culte marial », terme employé par des millions de chrétiens pour exprimer leur foi en Marie ».
Et Marianne, que pensait-elle ? Elle dont le prénom évoque à la fois la mère et la grand-mère de Jésus… L’archéologie avait-il été le seul motif du choix de ce livre ? Ou bien y avait-il autre chose ? « Comment avez-vous choisi ce livre, le dernier que vous avez lu », ai-je demandé à Christian. Réponse : « Je proposais des lectures à Marianne. Et Marianne, elle était très férue d’histoire. Elle était très pointue. Et puis déjà, elle s’appelle Marianne… On lui souhaite sa fête pour la fête de Marie, d’ailleurs. Et le fait que,… Marianne est athée, mais elle a toujours été très intéressée sur toute l’histoire des religions. On avait écouté une critique excellente de ce livre sur France culture ».
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À l’heure où j’écris ces lignes, trois mois se seront bientôt écoulés depuis la mort de Christian. Lui-même a rendu son dernier soupir deux ans et quelques mois seulement après le décès de Marianne. Deux fins de vies qui se succèdent. Un amour qui s’éteint avec la disparition des deux êtres qui le vivaient.
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Au bout du compte, lors de la traversée du golfe de Gascogne, je me demande si ce n’est pas tout cela, finalement, qui est remonté de l’estomac de Christian jusqu’à son palais, le rendant si malade. Je veux dire ces souvenirs-là, tous les derniers souvenirs avec Marianne. Ils se seront superposés à ceux que Christian présentait comme « vieux de trente ans ».
Quant à ces derniers, quels sont-ils ? Je ne l’ai pas su. Mais je suis prêt à parier qu’ils furent heureux parce qu’ils devaient être liés aux fondements de sa relation avec Marianne. Le temps aura pu les rendre amers, néanmoins, parce que cette femme-là, la seule avec qui partager ces souvenirs encore et encore, n’était plus de ce monde. Brutalité de l’absence qui sans cesse avive la plaie de la séparation et rend douloureux le souvenir d’un bonheur « vieux de trente ans ».
Sans doute celui-ci a-t-il eu pour théâtre une plage de l’île d’Aix nommée Baby plage. Du moins ai-je appris que cette bande de sable a fait partie de leur histoire. Christian m’a dit cela sans me préciser pourquoi ni comment. Alors pourquoi ne pas imaginer qu’ils y ont vécu les moments fondateurs de leur relation ?
Il n’y a pas d’amour humain parfait, bien sûr. Et je ne veux pas idéaliser celui qui unit Christian à Marianne. Mais à la disparition de cette dernière, l’odeur du meilleur aura manifestement été la plus forte. Aussi ne suis-je pas au bout de mes interrogations. Pourquoi Christian et Marianne s’aimaient-ils ? Que partageaient-ils outre la condition de parent ? Je ne l’ai pas demandé à Christian et lui-même s’est tu à ce sujet. A-t-il alors pensé que seul l’oubli pouvait servir d’écrin à des souvenirs qui n’appartenaient qu’à eux ?
Alors quoi ? L’homme m’échappe, évidemment. Au fil des réflexions, j’ai tout au plus écarté un doute : le mystère de Christian ne peut être élucidé sans avant tout sonder celui de sa relation avec Marianne. Lorsque le voilier de plaisance traversait le golfe de Gascogne, il faisait route vers ce point du globe où, un an plus tôt, le vomisseur avait dispersé les cendres de sa femme. Par 46º 2’ de latitude N et 1º 9’ 2’’ de longitude O.
Christian
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