Contre qui s’échoua la honte
Ayant brisé un tabou sur les origines de sa mère, la réalisatrice de « Noir comment? » donne encore à entendre le cri sourd de ses frères antillais.
Texte Guilhem Dargnies – Photos Steve Lauper
En septembre 1991, à Fort-de-France, un groupe de Martiniquais en colère décapite une statue de Joséphine de Beauharnais et emporte avec lui la tête de l’impératrice. Où dépose-t-il ce bloc de pierre en forme de visage humain ? Jamais les auteurs de cette opération ne le révèleront. Ni alors, ni en juillet 2020, lorsque d’autres militants mettent le feu à cette même statue après l’avoir renversée et recouverte de feuilles de palmiers. Aujourd’hui, il n’en resterait que cette fameuse tête impériale, mais personne ne sait davantage où elle se trouve. Sauf moi.
Enfin, « je sais », disons plutôt que j’en ai une intuition : le marbre de Carrare taillé à l’effigie de la première épouse de Napoléon a traversé l’océan. Un jour, un ouvrier du bâtiment ou du génie civil allemand le retrouvera sous le pavé de Berlin. À l’endroit précis où des amateurs d’art teutons manquèrent de faire ériger un projet de fontaine urbaine que dessina Roland Topor à la fin des années 80 : Les Muses.
Joséphie de Beauharnais
Des bonnes femmes toutes tordues
Cette idée a germé après ma rencontre avec celle qui fut la compagne de l’artiste français. La réalisatrice Marie Binet – puisque c’est d’elle qu’il s’agit – m’a raconté qu’elle avait sous le bras les lithographies de l’homme qu’elle a tant aimé lorsqu’elle accompagna ce dernier outre-Rhin après la chute du Mur(1). « Regardez ! » avait-elle dit en sortant ces figures imprimées devant des admirateurs de son compagnon. Et sous leurs yeux elle étalait ce que le génie de Roland avait fait naître sur le papier : des bonnes femmes toutes tordues de qui jaillirait l’eau au cœur d’une ville autrefois coupée en deux. « Magnifique. J’adore ».
Topor avait probablement donné à ses Muses des formes et un mouvement qui plurent à sa compagne. Mais derrière l’émotion de Marie me racontant cette anecdote trente ans plus tard, je crois déceler la trace d’un trouble qu’elle a ressenti en découvrant ces silhouettes. Qui sait ? Les Muses que son partenaire avait gravées dans la pierre lui ont peut-être rappelé ce qui l’unit, elle, à sa défunte mère.
Ce lien est d’abord fait d’une frappante ressemblance de caractères. Je n’ai pas connu la mère de mon interlocutrice, bien sûr ; cette femme-là a quitté le monde des vivants lorsque Marie, sa fille, avait vingt ans. Mais j’ai entendu cette dernière parler de sa génitrice. J’ai lu, aussi, des textes d’elle évoquant cette mystérieuse parente. Or, à chaque fois venait ce moment où je me demandais si, au fond, le personnage décrit n’était pas Marie elle-même.
(1) Entretien avec Marie Binet du 26 octobre 2022
Marie et compagnie (cliquer sur l’image):
Quatre religieuses clope au bec
Quand Steve m’a parlé de Marie Binet la première fois, j’ai laissé la curiosité me conduire à sa guise. Les moteurs de recherche m’orientaient vers une sorte de curriculum vitae accessible via un nom de domaine éponyme. Ça m’a amusé. En voilà une qui aimera parler d’elle. Onglet
« biographie». « Marie Binet fréquente avec bonheur et panache tous les quartiers de la création ». Ce mot qui à mon sens désigne une espèce de folie burlesque et attachante, « panache », est apprécié dans les milieux bourgeois – si je ne m’abuse, depuis Cyrano de Bergerac, une pièce écrite à une époque où la France était défaite militairement : mon amusement grandissait. Puis il a laissé place à un intérêt mêlé de perplexité à la découverte d’un texte intitulé La cigarette, que Marie me dira avoir rédigé pour dire adieu au tabac. Une photo montrant quatre religieuses clope au bec, le corps penché en avant pour allumer leur mégot comme si elles complotaient, illustrait cette réflexion : « Pour un homme, offrir et allumer une cigarette à une femme convoitée, c’est comme lire sur ses lèvres la promesse de pouvoir y boire ». Je ne fume pas, je déteste les baisers qui ont le goût du tabac froid, mais je me suis senti interpelé. Puisque la possibilité m’était offerte de rencontrer Marie, j’y suis allé.
Plus tard, bien plus tard, j’ai appris que la mère de Marie aimait fumer. Elle aussi. « Des cigarettes américaines (2)».
Quand mon interlocutrice m’a ouvert la porte de chez elle, sa taille, plus haute que dans mon imagination, m’a surpris. Mais pas autant que sa voix que, à ce moment-là, je n’ai pas aimée. Parce qu’elle m’a rappelé un accent bourgeois que les moqueurs se plaisaient à caricaturer, parfois, à l’évocation de Versailles, la ville où j’ai grandi. Comme je n’ai rien voulu laisser paraître de mon émotion, et bien que l’hypocrisie soit trop souvent le revers de la politesse, je me suis montré poli. Au point de glisser tout entier dans le ridicule : pourquoi n’ai-je pas osé demander à Marie, ni alors ni même à ce jour, d’où lui venait cette si étrange façon de parler ?
Je n’en ai pas moins ma petite idée. Je peux me tromper, bien sûr, mais à mon avis, ce parler « bourgeois » lui vient de sa mère. Je gage qu’elle l’a adopté par mimétisme…
D’après mon interlocutrice, sa mère obtenait ce qu’elle voulait par le seul exercice de son charme. « Dès qu’Agnès fit un pas dans l’échoppe, le patron, en blouse grise, cessa immédiatement ses activités et s’avança de manière obséquieuse au-devant de cette bonne cliente (3) », écrit-elle dans un récit de son vécu où celle qui lui a donné naissance se prénomme Agnès. Or, voilà que Steve, Xiang et moi, nous nous laissons envoûter à notre tour par Marie, elle-même. Le mot est fort, j’en conviens. Il n’empêche : à l’heure où je rédige ces lignes, jamais je n’ai pu m’entretenir longuement avec la fille d’Agnès à un autre moment que le mercredi soir, ni ailleurs que dans sa salle à manger car ainsi le voulait-elle. J’en emporte un souvenir sucré : celui de sa cuisine, délicieuse, dont elle nous a régalés. Mais pour l’entretien que j’aurais aimé mener avec elle dans sa chaleureuse bibliothèque, il me faudra repasser !
(2) Dans la peau d’une blanche, Marie Binet, L’Âge d’Homme, 2016
(3) Ibid.
À l’origine du charme
Ces contrariétés sont peu de choses devant ce que j’apprécie chez Marie : sa façon de mettre du jeu dans la relation dès le début. Voilà une qualité humaine que j’aimerais développer auprès de quelqu’un comme elle.
Ainsi la fille d’Agnès est-elle joueuse. J’aurais voulu connaître son âge pour les besoins de ce texte, jamais je n’aurai d’elle un mot dessus ! Je transgresse ce faux interdit ludique en lui donnant une bonne vingtaine d’années de plus que moi. Il reste que Marie pratique l’esquive temporelle comme sa mère pratiquait une esquive identitaire, en se présentant sous des prénoms à chaque fois différents. L’une et l’autre auront bien pu mener la vie un peu dure à leurs amants, mais aussi tellement les faire rire de bon cœur !
Si comme je le crois le charme de la fille ressemble beaucoup à celui de sa mère, pourquoi ne pas imaginer ces deux femmes partageant un même côté joueur comme origine commune à leur charme ? La suite du récit précédent, d’ailleurs, ne le dément pas, « …il s’avança de manière obséquieuse au-devant de cette bonne cliente qui avait toujours une anecdote à raconter sur les produits qu’il lui vendait (…). Devant le petit homme, elle imita avec humour, des tournures russes, en roulant les « r (4) ».
(4) Ibid.
Au service des créateurs
Quant au fait de « tenir un rang dans la société (5)» et de « mener bon train (6)», Marie l’a-t-elle fait sien ? Ces mots-là, elle les utilise pour décrire sa mère, mais je me suis demandé si cette description ne lui seyait pas également. Or, le dire ainsi m’apparaît désormais loin de la réalité qui se révèle peu à peu plus complexe et intéressante que ma perception initiale.
Marie a certes bel et bien pu faire sien ce souci maternel d’élévation sociale au temps de sa jeunesse. Mais elle l’a finalement abandonné, ses désirs de partage et sa volonté d’échapper aux mondanités étroites s’étant révélés les plus forts. Puis elle a transformé ce modèle hérité de sa génitrice : aux marches de la hiérarchie sociale que la mère avait à cœur de grimper, la fille a substitué une quête d’ascension spirituelle à travers la pratique de son art en relation avec les créateurs qui comptent à ses yeux, et qui au fil du temps sont un peu devenus sa nouvelle famille.
Au sens propre, mon interlocutrice vit entourée d’artistes présents chez elle à travers les œuvres qu’elle possède. Son grand appartement situé près de l’Observatoire, à Paris, véritable petit musée, regorge de tableaux et autres productions artistiques qui témoignent de l’amitié et de l’affection que lui portent leurs auteurs. Parmi lesquels César, Jack Vanarsky, Roberto Platé, Olivier O. Olivier, Antonio Seguí, Abram Andrea, Pat Andrea, sans bien sûr oublier… Roland Topor qui, lui, l’aima.
Par ses conseils, ses encouragements et réflexions, Marie aime aussi inspirer les créateurs quel que soit leur art – en fait, surtout s’il s’agit de peinture. Elle appelle « films d’art » ses réalisations audiovisuelles – entre trente et quarante – parmi lesquelles figurent notamment des portraits des artistes qu’elle admire. Réaliser ces productions, filmer, elle aime faire cela. De même qu’elle a aimé assister les cinéastes qui l’inspiraient et qu’elle a inspiré en retour, tel Éric Rohmer, qui imagina le scénario des Nuits de la pleine lune (1984) en donnant au personnage interprété par Pascale Ogier des manières de vivre semblables à celles de Marie à cette époque. Enfin, Marie a mis beaucoup d’énergie à créer, développer et faire connaître une récompense littéraire unique en son genre, le Prix du roman de la nuit, dont le 20 janvier 2023 sera la septième édition. Voilà pour l’éventail des ressemblances et des dissemblances lumineuses.
Il reste une autre similitude, terrible celle-là, qu’il faut bien relever maintenant pour compléter le tableau de son ombre dramatique.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
Des personnages qui tombent
L’être intérieur d’Agnès était en proie à une douleur immémoriale que cette génitrice ne voulut jamais nommer devant ses enfants, peut-être par crainte de la transmettre. Elle la transmit tout de même, hélas. En voilant de silence et de mensonge le fruit pourri de la honte, elle espérait le laisser derrière elle une fois pour toute, mais l’inverse se produisit. La mère de Marie poussa devant elle ce qui était devenu tabou. Damoclès eût préféré son épée à ce boulet suintant d’angoisse que sa fille reçut en héritage sous la forme indigeste d’un point d’interrogation coincé dans sa gorge.
Petite fille, Marie avait-elle mis des images sur les tourments de sa mère à travers les « chutes (7)» qu’elle dessinait ? Je le suppose, ces dessins montraient des personnages qui tombent, mais peut-être que la petite Marie y représentait des restes de tissus ? Ou bien des injonctions à se taire : « Chut ! » ? Je lui ai posé cette question, pourquoi dessinais-tu des chutes, mais elle n’a pas répondu.
Au-delà de la douleur, Agnès aurait légué à sa fille une envie folle de vivre et de pouvoir s’évader. Avec cette clé, je crois saisir à quel point mon interlocutrice devait vouloir mener sa propre existence pour en arriver à rendre à l’amour filial son épaisseur véritable… en le passant au creuset de la trahison. La fidélité à sa mère elle-même ne suggérait pas d’autre sentier à la fille d’Agnès que celui qu’elle emprunta vers les origines de sa mère. « Je voulais savoir qui elle était ».
(7) Entretien avec Marie Binet du 21 septembre
Du droit de quiconque à revendiquer ses origines
Sans surprise, ce choix suscita incompréhension, effroi, rejet ou indifférence autour d’elle, réactions qu’elle endura pendant plus de vingt ans avec une patience et une détermination jamais démenties. Fort heureusement, cet itinéraire fut aussi parsemé de découvertes insoupçonnées et de bonheurs secrets jusqu’à son dénouement par lequel le tabou fut enfin brisé.
Quand j’ai compris cela, j’ai été saisi d’une sorte de vertige. Le courage de Marie a soulevé mon admiration.
Il n’y a pas d’ancêtre aristocrate, prince ou princesse d’un pays d’Europe de l’Est dans l’arbre généalogique de Marie. Tout cela était faux. Tout cela tenait d’une construction imaginaire pour ériger la légende familiale.
Sauf à considérer ce qu’une mère espérait que son enfant tiendrait pour vrai au cœur de ce mensonge : le droit de quiconque à revendiquer sans honte ses origines. Un droit absolu. Quitte à imaginer une filiation de toutes pièces s’il faut en arriver là pour échapper à l’humiliation. Et si réécrire l’histoire est permis, alors autant y concevoir ce que l’esprit peut inventer de plus enviable pour lui. La recherche d’un certain faste, que constitue notamment la compagnie des artistes, peut venir de cette nécessité primordiale d’accréditer le récit fictif des origines. Nourri par le feu des créateurs, l’éclat d’Agnès dissimulait aux yeux des siens la nuit d’où elle était issue.
Ces circonvolutions dramatiques ont toutefois pu faire naître ou accompagner, chez Marie comme chez sa mère, un goût véritable pour les choses créées, au point d’en devenir soi-même un des artisans. Au fond, je me demande si la mère et la fille n’auront pas toutes deux fait partie de ces astres qui produisent leur propre lumière, parce que toutes deux auront su, du plomb, extraire l’or. La mère en dissimulant le métal ordinaire et sans valeur apparente. La fille en en révélant la richesse cachée…
Ressentir les fers
Mais revenons à l’enquête : les premiers contacts de Marie avec l’état-civil français et avec des membres de sa famille subitement sortis de l’ombre comme les lapins d’un chapeau finirent par mettre notre amie sur une piste antillaise. Sa grand-mère maternelle aurait perdu ses propres parents lors de l’éruption de la montagne Pelée qui, en quelques minutes, dévasta ce qui était la ville la plus importante de la Martinique, Saint-Pierre, le petit Paris des Antilles, encore un mensonge ayant une vérité pour fondement. Car si la catastrophe de 1902 ne fit pas de la Martinique un lieu de sépulture pour une riche famille de blancs créoles, l’île était bel et bien l’endroit où la mère de sa mère avait poussé son premier cri.
Pour Marie, cette recherche ne fut pas linéaire. Il y eut des mois d’attente avant d’obtenir une réponse de l’administration ; des inconnus qui se révélaient être des parents ; et le fait de devoir compter sur la disponibilité de ces personnes : faisait-elle irruption dans leur vie à un moment opportun ? Sans compter les aléas d’une existence faite de passion : dans la vie de Marie, les événements vécus reléguaient parfois son enquête au second plan. Sa rencontre avec Roland Topor, avec qui elle plongea dans un tourbillon de désir, put à cet égard constituer une parenthèse exceptionnelle.
La mort de ce dernier remit Marie face à ses éternelles interrogations lorsqu’un ami lui glissa ce mot possiblement inspiré de l’Évangile, « les morts enterrent les morts », puis « fais ce que tu as à faire ». Cela se passait aux Antilles où Marie avait voulu, comme elle dit, se « refaire ». Elle y avait cherché une terre qui puisse accueillir son deuil. Et peut-être déjà, sans le savoir, la glaise de ses racines. Mais j’aime imaginer que pour Marie, se « refaire », c’était aussi « re » sentir les « fers ».
D’où vient la honte
Marie, née blanche de peau, avait un grand-père noir. Ses aïeux, par conséquent, étaient des esclaves. Voilà ce que sa mère voulait condamner aux limbes de l’oubli pour que ses enfants l’ignorent. Les infidélités d’un homme aimé peuvent certes avoir servi de prétexte à un aller simple de la grand-mère accompagnée de l’enfant qui fut la mère de Marie vers la métropole. Mais si quelque chose bouleversa mon interlocutrice au plus haut point quand elle l’apprit, ce fut bien la véritable identité de son défunt grand-père, Henri Cleostrate, et à travers lui, la découverte progressive de ses origines antillaises.
J’élude ici la question de la génétique mystérieuse par laquelle la pigmentation de la peau passerait du noir au blanc en deux générations seulement. Je n’ai pas interrogé de spécialiste sur ce point. Marie a pu le faire dans le film documentaire du récit de sa quête, qu’elle a intitulé Noir comment ?, et dont je n’ai vu que des extraits. Soit. Ce que je veux aborder, c’est la question de savoir pourquoi la honte devrait entraver la vie des descendants d’esclaves. Et aussi comment dès l’origine ce sentiment s’abat sur les êtres humains réduits à l’état de servitude.
La logique qui préside à ces deux aspects m’échappait. Pour moi, au moment de l’entretien avec Marie, la honte ne naissait pas, chez l’être humain, d’une soumission subie (du fait d’autrui), mais d’une soumission exercée sur autrui (de son propre fait). Je devais bien être l’enfant de mon époque pour penser ainsi. À raisonner de la sorte, cependant, j’écartais sans le savoir tout le mal-être que j’avais ressenti moi-même chaque fois que j’avais laissé quelqu’un franchir une limite que je n’avais pas exprimée.
En me transmettant son savoir, Marie a peu à peu fait évaporer mes doutes. D’après elle, deux hontes de différents degrés se croisent. Celle des enfants des anciens maîtres du fait que leur héritage vient de la colonisation et celle des descendants d’esclaves. J’insistais néanmoins, fidèle à ma perception : « Ce qui est vraiment honteux, c’est d’avoir dans sa famille des ascendants qui, eux, ont réduit en servitude d’autres êtres humains. Pas l’inverse ! – Tu rigoles ! Ça a toujours été la femme violée qui ressent la honte, la souillure, l’humiliation ! Pas l’homme qui viole », m’a répondu Marie du tac au tac. « Alors pourquoi fais-tu ce rapprochement ? – Parce que, d’abord, dans l’esclavage, il y a beaucoup de viols. Il y a tous les viols de la terre. Et c’est la femme violée qui en même temps, par son viol, va donner aussi un enfant au monde ».
L’admiration pour conjurer le sort
En me disant cela, Marie a dû ressentir quelque perplexité. J’eus l’impression que ma naïveté lui donnait la sensation fausse d’avoir inventé la roue. Aussi son ton de voix sembla-t-il tout-à-coup hésiter entre le reproche et l’avertissement. « Je te dis des choses qui apparaissent simples et qui vont dans le sens de la conscience d’aujourd’hui ».
Peut-être. Mais le « sens d’aujourd’hui », je ne le palpe pas. Ou pas encore. Ou pas toujours. Ou pas assez. Même à l’aube de mes quarante ans. Même avec plus d’une décennie de journalisme derrière moi. Sinon, je ne serai pas là devant elle comme un con avec mes questions connes.
Alors ?
« Alors on violait les femmes pour faire des enfants. Parce que plus il y avait d’enfants, plus il y avait d’esclaves », poursuit Marie. « Sauf que les maîtres qui violaient pouvaient aimer leur progéniture surgie de la violence et se détourner de leurs enfants légitimes et consanguins, dont ils sentaient bien qu’ils étaient un peu tarés ». Relégués au ban de la société, les fils nés de la femme violée s’évertuaient à susciter l’admiration de leur père pour conjurer le sort. Ils devaient à tout prix passer pour les plus brillants des enfants de ces hommes ! Tandis que leurs demi-frères nés d’unions légitimes étaient les héritiers directs de ceux qui étaient aux commandes et possédaient tous les territoires et plantations de l’île. « De ces croisements exercés contre la volonté de la mère et contre l’amour, jaillissait peut-être, finalement… plus d’amour et de succès qu’au sein d’un mariage conforme aux règles de la société coloniale ».
Le souvenir du sein de sa mère
« Plus d’amour venant de ? » Je m’attends à ce que Marie dise « de la mère de l’enfant », mais elle répond : « De l’enfant qui veut être reconnu ! » Parle-t-elle en général ? C’est-à-dire de ces enfants d’esclaves perpétuellement en lutte pour obtenir que leur père les reconnaisse, tel Jacob contre Dieu dans la Genèse(8). C’est-à-dire de ceux qui devinrent peu à peu des acteurs majeurs de l’économie locale et formèrent une importante couche de la société coloniale. On les nomma « mulâtres », autrement dit, des êtres hybrides, ni âne, ni cheval…
Ou bien parle-t-elle en particulier ? C’est-à-dire, encore une fois, d’elle-même et de sa mère ? Que n’a-t-elle lutté, en effet, contre la violence insidieuse des secrets de famille ! Et le décès d’Agnès ne suffit pas à mettre un terme à cette aventure, loin de là, jusqu’à ce que, tout en poésie, Marie ne lâche la main du fantôme de sa génitrice : « Maman, j’ai démêlé le tien du mien, pour choisir ma route sans craindre mon destin, comme si j’avais brisé les chaînes de la galère sur laquelle tes ancêtres furent embarqués de force. Noir comment ? Noire comme la nuit où nous étions plongées (9)».
Je crois déjà entendre Marie, agacée. « Ah non ! » Je l’imagine niant l’évidence. Jamais elle n’a lutté pour obtenir la reconnaissance maternelle. Pas le moins du monde. Ah bon ? Et sur quoi repose cette si fiable certitude ? Sur le souvenir de l’enfant qu’elle était contre le sein d’Agnès.
« J’ai aimé une personne qui m’a prise dans ses bras (10)». Elle parle de sa mère. Écoutons-la : « J’ai eu la chance d’avoir été prise dans des bras. Et ça reste comme une chose très forte, chaleureuse. Qui fait que, moi-même, je peux aussi prendre dans les bras. Parce que ce geste-là existe. Ce qui n’a pas existé pour certains qui n’ont pas eu ce contact physique. J’ai eu un contact physique ». Écoutons Marie jusqu’au bout…
« Mais sans la tête ».
« Le corps sans la tête ».
« Sans son identité ».
L’écho de la voix de Marie résonne encore en moi. Et à l’heure où j’achève ce texte, je me demande combien de fils et de filles aux Antilles traversent un vécu similaire au sien. Et si c’était cela, au fond, qu’exprimait le geste des coupeurs de tête de la statue de Joséphine de Beauharnais.
(8) Gn 32, 29
(9) Dans la peau d’une blanche, Marie Binet, L’Âge d’Homme, 2016
(10) Entretien avec Marie Binet du 26 octobre 2022
Quelques dates :
1980-1983 : Assistanat, collaboration avec le cinéaste Éric Rohmer
1990 : Création, avec le sculpteur César, d’installations artistiques avec la pose de compressions de livres devant le Salon du livre et d’énormes compressions de papier à La Défense.
2003 : Prix du jury du Festival de Montréal & Prix du public du Festival international du film insulaire (Ile de Groix) et de Ouagadougou
2004 : Sélection des artistes européens pour le symposium de sculpture « Creator Vesuvo », musée permanent à l’air libre, sur les flancs du volcan napolitain.
2013 : Commissariat de l’exposition « Tableau de Scène » consacrée au plasticien et scénographe Roberto Platé à la Maison de l’Amérique latine
2016: Dans la Peau d’une Blanche, édition l’Âge d’Homme
2017 : Fondation du premier Prix consacré à la littérature inspirée par la Nuit : le Prix du Roman de la Nuit.
2017 : Réalisation de La langue française pour Territoire, film sur les écrivains venus d’ailleurs.
2021 : Rédaction de la pièce À l’Amour Fou.
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