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HUMANITÉ(S)

ROBERT AGENEAU – Du premier au troisième homme

par | Mar 27, 2024 | Portraits | 0 commentaires

ROBERT AGENEAU

Du premier au troisième homme

Cessant de croire aux dogmes traditionnels de l’Église, cet ancien missionnaire spiritain élabore un christianisme compatible avec Darwin.

Texte Guilhem Dargnies – Photos Steve Lauper

Nicolas Copernic était-il atteint de strabisme ? Certains tableaux montrant le célèbre astronome du 16ème siècle le laissent imaginer. Et s’amuser un peu : y eut-il, chez le savant polonais, un lien de cause à effet entre ce trouble de la vue et une capacité à voir, non de travers, mais autrement ? Car, dit-on, de deux images perçues par des yeux non alignés, le cerveau en élimine une : cela oblige le sujet à restituer les distances d’une façon différente. Voilà comment le défenseur de la théorie de l’héliocentrisme pourrait avoir été amené à déplacer son regard, observer le ciel à sa manière, et finalement révolutionner le savoir. Tout bouleversement dans l’ordre de la pensée ou de l’agir est même qualifié, depuis, de « copernicien ».

Cet adjectif, le fondateur des éditions Karthala, Robert Ageneau, l’emploie à plusieurs reprises dans ses Mémoires d’un éditeur de l’ombre(1). Dans l’introduction, notamment, où il décrit comment changea sa façon de « comprendre et d’essayer de vivre un autre christianisme ». Sous sa plume, en revanche, pas un mot n’évoque son propre strabisme « prononcé », comme il le dit lui-même quand je l’interroge. Cette convergence oculaire interpelle les bambins de quatre ou cinq ans que notre homme, aujourd’hui âgé de 86 ans, croise parfois dans la queue à la pharmacie ou bien dans le métro. Ces petits êtres fixent ce voyageur aux cheveux blancs non sans quelques fois émettre une indiscrétion sonore et magique. Aussitôt vire au pourpre le visage de l’adulte qui les accompagne, tandis que l’éditeur adresse à l’enfant un généreux sourire.

Robert Ageneau Du Premier Homme au Troisième Homme
Robert Ageneau Du Premier au Troisième Homme

Copernic, Galilée et Darwin

Mais qu’en fut-il autrefois ? Ce défaut d’alignement des yeux, Robert Ageneau est né avec. Cela l’a-t-il contraint à subir, dès le bac à sable, quelques moqueries ? « Je ne m’en souviens pas », affirme-t-il. A-t-il oublié ces railleries, forts pénibles souvenirs, ou bien celles-ci n’ont-elles jamais existé ? Je penche, peut-être à tort, pour la première hypothèse. Et choisis d’y voir une origine du courage avec lequel, plus tard, il emprunta un itinéraire intellectuel singulier, vertigineux témoignage du fait que le temps dépouille parfois un homme de ses enfermements dogmatiques.

Robert a complètement transformé le christianisme qu’il a reçu, traditionnel celui-là. Dans sa jeunesse, il professait le credo que les assemblées de fidèles catholiques ânonnent chaque dimanche. Il relativise aujourd’hui ces articles de foi. À ses oreilles, désormais, la liturgie sonne comme un écho de croyances ayant précédé l’ère moderne. Si un musée collectionnait les mythes, elle y aurait sa place.

À n’en pas douter, les esprits les plus traditionnels crieront à l’hérésie : qu’ils passent leur chemin, ou bien qu’ils lisent ce texte et se laissent interpeller. Car à la suite de Pierre Teilhard de Chardin, et de quelques autres dont l’éditeur a rassemblé la pensée dans la collection « Sens & conscience » – soit bientôt une quarantaine d’ouvrages parus aux éditions Karthala – Monsieur Ageneau rétorquera qu’il a simplement voulu mettre de l’ordre à l’intérieur de lui-même. Et prendre au sérieux, à son tour, la grande rupture introduite au plan scientifique par les découvertes de Copernic, Galilée, et Darwin. Sur cette base nouvelle, Robert a intégralement repensé les termes de sa foi.

On ne saurait présenter la pensée de l’éditeur sans quelque préambule. Que le lecteur se contente, à cette minute, d’imaginer le bilan ramassé de toute une vie de recherche et de questionnements. Plus activement encore depuis un quart de siècle, Robert Ageneau ne cesse d’échanger avec tout un éventail de théologiens et d’exégètes qui se sont emparés de ces questions avant lui. Ni lui ni personne ne parvient aux conclusions qui sont devenues les siennes avant une longue route. On ne se réveille pas un beau matin en se disant, sur le péché originel, Augustin d’Hippone a tout faux.

À partir de la lecture de ses Mémoires et d’entretiens avec M. Ageneau, je chercherai à nommer les grandes lignes de cette évolution intellectuelle, mais aussi à saisir les raisons et les circonstances qui y ont peu à peu conduit. L’enjeu pour moi, au fil de ce portrait, est de tenter de comprendre Robert et de situer, par rapport à la sienne, ma propre trajectoire.

(1) De Spiritus à Karthala : mémoires d’un éditeur de l’ombre, Robert Ageneau, Karthala, février 2023.

Une évolution extrêmement lente

Comme pour tout itinéraire, il y a un point de départ. Celui de Robert Ageneau se situe dans la Vendée des années 40, où il a grandi. Cette région était restée « très rurale », c’est-à-dire que « les techniques modernes d’agriculture n’avaient pas encore beaucoup pénétré comme ce sera le cas dix ou quinze ans plus tard ». L’Église, à travers la paroisse, avait une place de premier ordre au village. Outre la messe du dimanche, il y avait, pour les enfants, le patronage, le jeudi et lors des vacances scolaires. Et puis toute la litanie des sacrements, processions et fêtes religieuses, sans oublier les déplacements du curé et de ses vicaires auprès des paysans afin de bénir bêtes et champs.

À la ferme de ses parents, Robert naît en août 1938. Son frère, Pierre, un an après. Trois autres enfants complèteront la fratrie après la guerre : Claude, Yves et Marie-Thérèse, respectivement en 1948, 1950 et 1951. Autour de la table familiale, on cause peu. Chacun garde pour soi ses émotions. Câlins et caresses ne font pas partie des comportements habituels. Une fois, Clarisse, la mère, a embrassé son fils aîné. « C’était un jour où j’avais de la fièvre ». Henri, le père, prisonnier de guerre en Allemagne, est de retour en Vendée en juillet 1945. Robert a sept ans. Avant cela, il se rappelait l’avoir seulement vu en photo…

La ferme accapare l’esprit des responsables du foyer. Sans le savoir, l’aîné de la famille cherche probablement quelqu’un qui s’intéresse à lui. Alors quand le vicaire de la paroisse lui montre de l’attention, l’enfant se tourne vers lui. Une excursion au Mont Saint-Michel, avec toute une classe d’élèves plus âgés, scelle ensuite cette affection réciproque qui ne sera pas sexualisée : ni alors, ni plus tard, Robert Ageneau ne sera victime de pédophilie.

L’univers du sacré devient peu à peu son monde. Dès 12 ans, il fréquente les petits séminaires – ces structures où l’on scolarisait les futurs prêtres -, puis divers établissements de formation d’un institut religieux, la Congrégation du Saint-Esprit, communément appelé les « spiritains ». De là, il partira trois ans, à Rome, étudier la philosophie à l’université grégorienne. Pendant presque tout ce temps, Robert conserve la mentalité de ses origines. Il prend peu de distance critique avec l’enseignement qu’il reçoit. Son évolution intellectuelle, dit-il, est extrêmement lente. « Je suis resté dans un chemin qui allait vers la vie religieuse et missionnaire, sacerdotale. On était encore dans les années 50… » En fait, jusque vers 23 ans, il ne vit aucune confrontation réelle avec d’autres façons de penser que la sienne.

Puis vient le service militaire. À Lons-le-Saunier (Jura), Robert rejoint le 56ème régiment d’infanterie. C’est là, entre juillet 1961 et janvier 1963, qu’a lieu la première rupture. Il faut dire que tous les efforts de l’Église pour séparer ses futurs cadres du reste de la société sont brutalement anéantis. À la caserne, des rayons de romans et d’ouvrages dédiés aux sciences humaines, interdits au séminaire, attendent la lecture avide du jeune religieux. « Je n’avais pas trop lu de littérature moderne. Et là, je me suis rattrapé beaucoup ». Celui-ci choisit notamment la trilogie de Jean-Paul Sartre, Les Chemins de la liberté. Il y découvre la liberté sexuelle, écrit-il. Qu’est-ce que cela, pour lui ? Par exemple ne pas se sentir coupable de se masturber. « Dans les séminaires, dès qu’on avait un élément de perturbation à ce sujet, on allait se confesser. Aucun prêtre ne vous disait : « c’est normal, il ne faut pas en faire un problème. C’est naturel dans le développement sexuel ». J’ai vécu l’adolescence difficilement à cause de ça ».

Robert Ageneau Du Premier au Troisième Homme

Un article du père François Roustang

À la caserne, Robert a aussi affaire à des camarades athées ou agnostiques, à des communistes. Le religieux retiendra notamment des échanges avec deux sergents qui partageaient sa chambrée. « Ils étaient libres par rapport aux croyances ». À leur contact, Robert aurait pu rester convaincu que la vraie liberté se situait de son côté : fidélité à la pratique religieuse, respect de la morale chrétienne, adhésion aux dogmes. Mais il n’en fut pas ainsi « parce que, de mon côté, on ne parlait pas de sexualité. On ne parlait pas d’hypothèse de prêtres mariés. Quand un prêtre se mariait, on étouffait l’affaire, on n’en discutait pas les causes. On disait : « C’est quelqu’un qui a quitté le ministère pour une femme » ».

Le thème du célibat des prêtres reviendra dans son parcours – et dans ce portrait. En attendant, Robert, libéré des obligations militaires, quitte l’armée. Il poursuit l’année civile en cours en Bavière avec l’accord du supérieur général des spiritains, à l’époque Mgr Marcel Lefebvre. Puis il repart à Rome pour quatre années de théologie. Là, il réenfile temporairement la soutane, cet habit traditionnel des prêtres et des religieux…

À cette époque, le Vatican est en pleine effervescence. Autour du pape Jean XXIII, les évêques du monde entier réunis dans la Ville éternelle entament la deuxième session du concile convoqué pour définir les termes de l’aggiornamento de l’Église catholique. Robert suit, dans la presse, les diverses prises de parole des « pères conciliaires ». Tandis qu’il loge au séminaire français puis à la maison internationale des étudiants spiritains, il rencontre des experts invités à s’exprimer devant les évêques, notamment le théologien Yves Congar.

Pendant tout ce temps, ce qu’il a lu et entendu à Lons-le-Saunier germe peu à peu dans son esprit en alerte, lequel ne manquera pas de se laisser ensemencer par toute nouveauté… surtout quand elle vient du cœur de l’Église. Or, justement, le religieux restera marqué par la confrontation initiale entre la curie romaine et les évêques. À l’ouverture du concile, ces derniers ont renversé la table. Les cardinaux voulaient-ils orienter leur réflexion ? Les calottes violettes n’ont pas laissé ces calottes pourpres leur dicter leur conduite : elles ont proclamé leur compétence exclusive pour définir leur ordre du jour, et le pape les a approuvées ! « D’un coup, on découvrait que l’Église, ce n’était pas seulement le pape et la curie romaine. C’étaient aussi les évêques. C’est-à-dire, à travers eux, tout le peuple de Dieu, élargi aussi aux autres confessions chrétiennes ». Ce vent de liberté que Robert a senti souffler dans la nef de la basilique Saint-Pierre, voilà qu’il poursuit son élan jusqu’au creux de lui-même. Sa conception de ce qu’on appelle métaphoriquement la « barque du Seigneur », et de comment celle-ci doit s’organiser sur le plan institutionnel, change peu à peu. Désormais, pense le futur missionnaire, le pape et sa curie ne sont plus les seuls dépositaires des clés du Royaume des cieux.

« Un de mes amis, qui se trouvait à Rome lors de la première session du concile et qui en suivait les échos à travers la presse internationale et les réactions du petit peuple romain… », c’est ici l’entame du Troisième homme, un article du père jésuite François Roustang, publié un an après la fin de Vatican II, « …me disait constater dans l’Église « un véritable glissement de terrain »(2) ». Nous sommes dans la librairie de la maison d’édition que Robert a fondée, nous venons à peine de faire connaissance lui et moi, par l’intermédiaire de l’historien Emmanuel Alcaraz, et nous discutons depuis près de trois quarts d’heure quand l’ancien missionnaire spiritain évoque ce texte, que lui-même connaît maintenant de longue date. Moi, j’en entends parler pour la première fois et cela suscite immédiatement ma curiosité, une excitation joyeuse mêlée de soulagement. Car Robert est sur le point de me donner accès à un éclairage aussi inattendu qu’à même de débarrasser une zone de l’ombre qui la noie.

(2) Dans le numéro 52 de la revue Christus, paru en octobre 1966.

Robert Ageneau Du Premier au Troisième Homme
Robert Ageneau Du Premier Homme au Troisième Homme

Les Éditions Karthala, 22-24 Bd Arago, 75013 Paris

Cinq ans au poste de directeur

Le texte de François Roustang révèle un constat indispensable pour qui veut se forger une idée tant soit peu précise de ce qui, dans l’esprit de très nombreux fidèles catholiques de cette époque, s’est joué au moment du concile et dans les années qui ont suivi. Robert lui-même finira par se sentir directement concerné à son tour. « Une masse de chrétiens, poursuit l’auteur du Troisième homme, devant les changements rapides et profonds qui ont eu lieu, ont acquis une liberté personnelle qui ne les situe pas davantage parmi les conservateurs que parmi les réformistes (…). Une troisième race, un troisième peuple, un troisième homme est en train d’apparaître ». 

L’ancien missionnaire spiritain commente : « Le « premier homme », c’est celui qui se méfie du concile. Celui qui ne veut rien changer. Mgr Marcel Lefebvre, avec la fondation du séminaire d’Écône (séparée de Rome depuis 1974, Ndlr.), en donnera un bon exemple », explique-t-il. « Le « deuxième homme », c’est celui qui veut jouer à fond la carte du concile. Il y aura plusieurs figures de ce type en Amérique latine, dans les années 70, notamment avec les évêques et les prêtres partisans de la théologie de la libération ». Quant au « troisième homme », il ne se reconnaît dans aucun des deux premiers. « Celui-là cesse peu à peu de pratiquer les sacrements et, sans faire de bruit, quitte la sphère ecclésiale vis-à-vis de laquelle il ressent bientôt de l’indifférence, complète ou relative selon les cas ».

Au terme de son service militaire, en 1963, Robert devient peu à peu un « deuxième homme ». À travers ce qu’il me dit, je décèle une tendance inéluctable en ce sens, tout au long de cette décennie-là et jusqu’au milieu de la suivante. Mais elle connaît une accélération à partir du moment où le religieux trentenaire prend les rênes de la rédaction de Spiritus. Cette publication propose, chaque trimestre, une réflexion pluridisciplinaire sur les enjeux de la transmission de l’Évangile compte tenu des réalités socio-culturelles des pays dans lesquels sont envoyés les missionnaires abonnés à la revue. Pour le compte d’une petite dizaine de congrégations religieuses qui l’ont placé à ce poste, Robert est tenu d’approfondir sa réflexion, comme de dynamiser celle des contributeurs.

Dans cette perspective, il lui faut à tout prix inscrire son travail dans le contexte de l’époque : le monde change. Avec la grande ouverture impliquée à l’intérieur de l’Église par le concile achevé quatre ans plus tôt, deux axes structureront ses analyses. « D’une part, la prise de parole massive de la jeunesse de Mai 68 qui contesta l’autorité de leurs parents. D’autre part, le fait que les pays africains étaient engagés dans la voie de la décolonisation. À Spiritus, nous avons beaucoup insisté sur la nécessité d’écouter les voix qui s’élevaient des Églises locales ».

Rapidement, cela se traduit par la multiplication des questionnements qui ont pour thème la façon dont la vie de l’Église est structurée : à quel âge un évêque doit-il prendre sa retraite ? Les cadres de l’Église doivent-ils rechercher une légitimité démocratique ? Ne pourrait-on, en Afrique, ordonner prêtre un certain nombre d’hommes mariés ?

Robert reste cinq ans au poste de directeur, puis rend son tablier. Il est viré, en fait. Ses réflexions l’ont mené bien plus loin que ne l’espéraient ses mandataires. Les lecteurs ont mal digéré les articles qui appelaient, au fond, les missionnaires francophones à quitter un pays auquel ils avaient en quelque sorte dédié leur engagement. On est en 1974, Robert est sur le point de cofonder la maison d’édition L’Harmattan, dont l’acte de naissance précédera de quelques années celle de Karthala. Quittant la revue Spiritus, il quitte aussi « l’état clérical » et retournera à la vie civile. Une carrière d’entrepreneur dans le milieu de l’édition spécialisée en histoire et en géopolitique l’attend.

Culture moderne, culture ordinaire

À cette étape de sa vie, Robert a 36 ans. Progressivement, il renoncera à recevoir comme à donner les sacrements. Nulle trace en lui d’agressivité, d’amertume ou de colère. Son être profond, simplement, s’épaissit : à son tour, peu à peu, il devient un « troisième homme ». Les dogmes du catholicisme traditionnel qui demeurent encore tapis au fond de lui, il les dévissera un à un, au fil des décennies. 

Le premier à tomber est celui d’un Dieu « Père » qui serait « aux Cieux ». Copernic et Galilée sont passés par là. Suivis par Darwin qui a désossé le dogme du péché originel. « La théologie catholique emploie encore de nos jours un lexique prémoderne. Pourtant, l’affirmation de la théorie de l’héliocentrisme a chassé l’idée d’une voûte céleste au-dessus de laquelle Dieu demeurerait. De même, la science ayant prouvé que l’Homo-sapiens était issu d’une évolution des espèces, on peut affirmer qu’il ne naît pas déchu d’un monde parfait, mais inaccompli et en quête de perfectionnement tout au long de son existence ».

Ce développement me laisse un peu perplexe. Je conteste la thèse selon laquelle la plupart des catholiques s’arrêteraient à la lettre de leur credo. Je le dis à Robert : « Pour ces fidèles, les Cieux où demeure le Père sont un lieu immatériel que chacun peut rejoindre en lui-même au moyen de la prière. Quant à la Genèse, il y a belle lurette qu’ils ont appris à en faire une lecture symbolique. Vous ne croyez pas ? » Mais Robert n’en démord pas. « Il reste que le langage religieux renvoie littéralement à des conceptions intellectuelles datant du Moyen-âge, insiste-t-il. Au mieux, cela amène la plupart des chrétiens d’aujourd’hui à participer aux offices de façon distraite, sans trop y croire. Au pire, cela les contraint à évoluer simultanément dans deux mondes distincts, voire opposés. L’un, prémoderne, est celui de la liturgie. L’autre est le monde réel, dans lequel ils vivent, travaillent et éduquent leurs enfants. Ils quittent chaque dimanche un monde pour l’autre, sitôt la messe achevée ».

Je reste interdit un court instant. L’évocation des « deux mondes » résonne en moi. Combien de fois ai-je moi-même senti la désagréable impression de devoir quitter une planète pour finalement atterrir sur une autre. Au prix d’échouer continuellement à me sentir à l’aise ne serait-ce que dans une seule, aucune de mes acrobaties mentales ne me le permettant vraiment.

Un « troisième homme », disais-je donc. Robert en serait devenu un à partir de 1974. Mais il se peut que ce type d’homme ait été en germe, en lui, dès la rentrée de septembre 1968. Cette année-là, frère Robert, qui a été ordonné prêtre deux années auparavant, exerce le métier d’enseignant. À une dizaine d’étudiants du séminaire spiritain de Chevilly-Larue, près de Rungis (Val-de-Marne), il donne un cours de théologie fondamentale. « Cette discipline essaie de voir comment la théologie, qui parle de Dieu, est compatible avec la culture mod… », explique Robert, « la culture moderne » allait-il dire, mais il se reprend, « la culture ordinaire ».

Ce n’est pas un détail, à mon avis. Lors des cours de théologie fondamentale qu’il a lui-même suivis, en tant qu’étudiant, son professeur se souciait peu de parler de Dieu à partir de la culture moderne : c’était la philosophie scholastique, celle que l’on enseignait au Moyen-âge, qui servait de point de départ à la réflexion(3). Devenu professeur à son tour, Robert envisage de bâtir son cours à partir de la question suivante : « Après l’athéisme, la philosophie des Lumières, le marxisme, est-il possible d’imaginer une nouvelle formulation de la foi ? » Voilà pourquoi il entend consacrer une grande partie de son enseignement à la figure de Teilhard de Chardin. 

Ce penseur jésuite, le professeur de théologie fondamentale en entend parler pour la première fois lors de Vatican II. Frère Robert était alors en formation à Rome, à trente minutes à pied du lieu où étaient réunis les évêques. Teilhard était mort depuis huit ans déjà, en 1955. « Au concile, les noms de ceux qui proposaient une nouvelle vision, une nouvelle manière de vivre le christianisme, notamment par rapport à tous les problèmes de la civilisation moderne, circulaient déjà. Le sien en faisait partie ». Les eaux du Tibre ont coulé, entretemps : quand il arrive à Chevilly-Larue, Robert a lu et approfondi l’ouvrage majeur de Teilhard de Chardin, le Phénomène humain(4), lequel a finalement été publié à titre posthume, malgré les pressions de la curie romaine pour l’en empêcher.

Robert Ageneau

Robert Ageneau aux Éditions Karthala

Robert Ageneau

Malthusianisme dans le domaine de la pensée

Je m’en suis procuré un exemplaire à la bibliothèque municipale Robert Sabatier, dans le 18ème arrondissement de la capitale. Je me suis plongé dedans jusqu’à la dernière ligne. Je me suis accroché. Quoiqu’en dise l’éditeur, cette lecture n’est pas facile. Il faut dépasser tout un lexique un peu barbare pour un esprit dépourvu de culture scientifique comme le mien : « orthogénèse », « nappe », « biote », « verticille », « phylétique », etc. Ici et là, je tombe sur quelque paragraphe qui me captive, mais il faut souvent avaler un grand nombre de pages avant que le livre ne ravive à nouveau mon intérêt. Deux idées maîtresses de Teilhard de Chardin me sont toutefois apparues. Je les restitue ici au risque que ma compréhension, forcément limitée, contrarie ses admirateurs.

La première idée est que le penseur jésuite identifie deux événements clés dans l’histoire de la Terre : l’apparition de la vie (avec la cellule) et l’apparition de la conscience (avec l’Homo-sapiens). La deuxième est sa façon toute personnelle et audacieuse de relier ces deux événements : selon Teilhard de Chardin, toute l’histoire de la Terre, toute l’évolution, se résument à la tentative continuellement répétée et sans cesse améliorée de la vie cherchant à s’épanouir dans un corps biologique et à s’affirmer, au fond, en tant que conscience. 

Arrivé au terme de ce travail, il me faut encore les lumières de Robert pour mieux cerner la rupture qu’introduisit le religieux jésuite par rapport aux théologiens de son temps. « Teilhard de Chardin aboutit à la conclusion que l’on ne peut pas lire les deux récits de la Genèse – où Dieu crée l’homme, puis la femme à partir d’une cote d’Adam – de manière littérale », explique l’éditeur. Comme s’il s’agissait d’une vérité historique, en somme ? « En effet. Ce sont des mythes des philosophies de l’époque pour imaginer l’origine humaine », approuve Robert.

Cette position, un partisan de l’exégèse historico-critique(5) l’avait formulée pratiquement telle quelle un demi-siècle avant Teilhard(6). Le penseur jésuite fut toutefois le premier scientifique à étayer la position de ce pionnier, depuis les rangs mêmes de l’Église catholique, et en s’appuyant sur L’Origine des espèces de Darwin. Ce coup de génie, personne ne l’avait aussi brillamment réalisé avant lui. Les chrétiens qui lui avaient ouvert la voie, qualifiés de « modernistes » par Rome, Georges Tyrell en Irlande et Alfred Loisy en France, avaient été excommuniés en 1907 et 1908. Deux ans plus tard, le pape Pie X fit une croix sur la transmission de la pensée moderne dans les facultés ecclésiastiques, exigeant même des professeurs de théologie, au début de chaque année scolaire, qu’ils prêtent serment en ce sens. 

Quarante-deux ans plus tard, au concile, fort logiquement, la plupart des théologiens sont loin de s’être intéressés aux répercussions, sur la pensée chrétienne traditionnelle, d’une lecture exclusivement symbolique des récits de la Genèse. « Ces gens-là avaient des conceptions plus larges dans d’autres domaines : ecclésiologie, œcuménisme, rapport aux juifs, à l’Ancien Testament, etc. » En outre, même si le nom de Teilhard de Chardin commence alors à circuler, les pères conciliaires ne connaissaient pas ses écrits. Et pour cause : dès le début des années 20, et jusqu’à sa mort en 1955, les censeurs romains lui avaient interdit de publier quoi que ce fût. Il avait aussi été démis de ses fonctions à l’Institut catholique de Paris et envoyé en Chine. 

Ce qui avait agacé les autorités vaticanes ? Sa position sur le dogme du péché originel qui, quoique formulée dans sa correspondance privée, finit par atterrir entre les mains du pape. Je ne résiste pas à restituer ici des extraits de cette correspondance, cités par Robert Ageneau dans ses Mémoires. Quiconque s’étonne encore de la chute des vocations sacerdotales en Europe y trouvera matière à méditer : le Vatican, par un rejet obstiné de la modernité, renouvelé depuis la parenthèse conciliaire, se tirerait-il une perpétuelle balle dans le pied ?

(3) J’ai demandé à Robert s’il pense que l’enseignement de la théologie fondamentale a changé sur ce point. Lui m’a répondu que non. Je dois dire que j’en doute, moi aussi, mais je n’ai pas enquêté pour savoir si ce doute est bel et bien fondé, et jusqu’où.

(4) Le Seuil, 1955.

« Il ne s’agit pas de savoir si l’eau est froide ! »

Ainsi Teilhard écrit-il à son ami, le Père Auguste Valensin, en 1922 : « Notre représentation « catéchistique » de la Chute barre la route à un large courant religieux qui ne demanderait qu’à s’engouffrer dans le christianisme, mais qui s’en détourne parce que, pour y entrer, il faut, semble-t-il, laisser à la porte tout ce que les derniers efforts de la pensée humaine ont conquis de plus précieux et de plus vaste ». Et encore, dans un autre courrier, la même année : « Si nous voulons mettre les origines humaines en accord avec les données de plus en plus urgentes de la science, lesquelles nous montrent une humanité plongeant dans le règne animal par un large faisceau de racines. Il ne s’agit pas de savoir si l’eau est froide, il faut passer ! »

Puisque l’homme et la femme parfaits des origines n’ont jamais existé, ils n’ont pas pu commettre la faute dont la conséquence a été de les couper de cette supposée perfection originelle. Voilà, répété, le raisonnement qui conduisit Teilhard à cesser d’adhérer au dogme du péché originel. Et avec lui, à son tour, Robert Ageneau.

Fallait-il priver Teilhard de son enseignement et lui interdire de publier ses écrits ? Certainement pas. Déjà, parce que c’est faire peu de cas de la capacité de réflexion propre de ses disciples, élèves et lecteurs. Et puis parce que toute affaire étouffée finit par se savoir, couvrir les censeurs de honte et produire sa propre publicité. À cet égard, j’ai trouvé particulièrement éclairante la pensée qu’une certaine Jeanne Mortier – à qui l’on doit la publication des écrits de Teilhard – prête à ce dernier. À nouveau, Robert Ageneau la cite dans ses Mémoires : « Rome interdit le malthusianisme dans le domaine de la vie, mais le pratique dans le domaine (cependant supérieur) de la pensée ».

Cela étant dit, on peut comprendre l’inquiétude du pape et de la curie quand ils ont eu entre les mains la preuve que Teilhard attaquait un fondement essentiel : sans péché originel, plus besoin de baptême, ni d’eucharistie, ni de confession. Plus besoin d’aucun sacrement, en fait. Dès lors, à quoi serviraient encore le clergé, la curie, le pape ?

L’éditeur, disais-je, a cessé à son tour d’adhérer au dogme du péché originel. Un détachement confirmé lorsqu’il s’est intéressé aux circonstances qui en ont entraîné l’apparition, dans l’histoire, de cette croyance officielle. « On sait désormais que saint Augustin avait de gros problèmes avec la sexualité et qu’il les a en partie résolus en inventant toute cette histoire », plaide Robert.

Avant que je ne rencontre l’éditeur, l’auteur des Confessions était tombé dans mon estime lorsque je me suis moi-même penché dessus. Bien sûr, c’était un autre temps, et bien sûr la vaste pensée d’Augustin a marqué mille ans d’histoire du christianisme au point que les écrits de ce Père de l’Église entraînent des répercussions encore aujourd’hui. Mais la formulation si dure et négative des canons instituant ce dogme au concile de Carthage en 418, qu’Augustin a vraisemblablement présidé – « que celui qui nie que (…) soit anathème ! » -, a rendu fort suspecte à mes yeux l’assurance, voir l’arrogance qui se dégage de ce texte juridique. Tout à coup, l’origine de cette croyance m’a semblé bien fragile. Cette prise de conscience m’a ensuite un peu consolé de tant d’années de relation au corps et à la sexualité entachées, pour moi aussi, de culpabilité.

Néanmoins, un esprit traditionnel a plus d’un tour dans son sac pour parer à ce qu’il perçoit souvent à tort comme des attaques. Encore aujourd’hui, au premier homme partiellement demeuré en moi, vient très vite en tête l’idée – entendue dès l’école primaire dans un établissement privé catholique – que la science répondrait à la question « comment ? », la religion à la question « pourquoi ? », et qu’une erreur répandue consisterait à confondre ces deux registres. En conséquence, pour l’agnostique que je suis devenu, l’incapacité à prouver l’existence de Dieu ne vaut pas preuve de son inexistence. De la sorte, il y a encore quelques années, je pouvais fort bien concevoir que « l’Esprit saint » se soit frayé un chemin à travers les limites humaines et la popularité de saint Augustin pour rendre les consciences familières de la notion de péché.

(5) Étude des étapes de la réception des Écritures bibliques, en lien avec celle de leur contexte historique, des codes littéraires des différentes époques et de l’histoire de leur réception par leurs destinataires.

(6) Le père Alfred Loisy, professeur d’exégèse biblique à l’Institut catholique de Paris, lors de sa leçon de clôture, en 1892. La publication de son livre, L’Évangile et l’Église, en 1902, plongera le Vatican dans ce que les historiens appelleront la « controverse » ou « crise moderniste ».

Carte postale de la rue Pascal (Paris 13ème) vers 1910

La rue Pascal de nos jours

Je suis moi aussi devenu un troisième homme

Depuis la rencontre de Robert, je me rends compte que l’idée qui me vient est différente, comme moins religieuse, désormais. Mais qu’elle n’en est pas moins inspirée par une tendance « premier homme », persistante chez moi. Avec, au préalable, ce constat : ok, son sentiment de culpabilité face à la vie du corps, saint Augustin l’a transmis à toute l’Église, pendant seize siècles, à travers l’institution du péché originel… jusqu’à moi, ce qui a très fortement compliqué ma capacité à intégrer la sexualité. Heureusement, cette complication n’est pas devenue une impossibilité. Peu à peu, j’ai appris à dépasser cette difficulté. Qui sait ? À cela, peut-être, dois-je d’échapper au risque de commettre moi-même un jour une agression sexuelle – je dis cela avec prudence et en tenant compte du fait que je n’ai jamais été victime de ce type de crime ou de délit. Mais dans les familles chrétiennes traditionnelles semblables à celle dans laquelle j’ai grandi, quarante ou cinquante ans après Robert dans la sienne, combien de personnes sont-elles passées à côté de la possibilité de recourir à un psy, par défiance transmise de génération en génération à l’égard des héritiers de Freud ? Combien ont commis des actes pédophiles et à combien s’élève le nombre de leurs victimes ?

C’est pourquoi je suis d’avis que les pasteurs devraient largement minorer la place qu’ils accordent au péché originel dans leurs prêches. Voire devraient-ils l’ignorer. Cela aiderait grandement les familles traditionnelles à vivre et transmettre une relation au corps et à la sexualité plus saine : moins de culpabilité, de diabolisation, voire de sacralisation(7). Ces étapes me semblent indispensables pour aider les adolescents de ces familles à intégrer cette dimension intime de l’existence.

Faut-il pour autant supprimer ce dogme ? Je n’irais pas jusqu’à affirmer cela. D’une part parce que chaque fidèle devrait pouvoir choisir d’exercer sa liberté en s’en affranchissant, comme Robert l’a fait lui-même, ou bien en choisissant d’y rester soumis. D’autre part parce que je doute que la liturgie évolue. Elle est un canal privilégié d’expression d’une croyance traditionnelle, au point qu’on la confonde avec celle-ci. Je doute aussi qu’elle disparaisse : trop de monde attaché à ce patrimoine spirituel se battrait pour le préserver. 

Enfin, comme disait le prof de maths au collège, « le produit de deux nombres négatifs est positif ». De même, si l’on prend le négatif d’une croyance qui a fait beaucoup de tort, peut-être parviendrait-on à en donner une signification moins culpabilisante et mieux à même d’aider les gens, pour qui elle compte, à vivre. Exception faite des milieux qui entretiennent la référence à cette tradition, l’expression « péché originel » est plus que passée de mode. Mais sur le fond, une idée sous-jacente a peut-être encore un rôle à jouer dans un monde où l’aspiration à la liberté ne disparaîtrait pas.

Cette idée, la voici : si l’on peut supposer que le mal et la souffrance ont pour origine une cause extérieure à la vie humaine(8), alors il pourrait y avoir quelque chose de logique à parier sur le fait que ces catégories échouent à avoir le dernier mot sur les existences. C’est cela, je pense, l’espérance chrétienne. Et je reconnais qu’il s’agit là d’un concept très « premier homme » ! 

J’emploie ici les mots « mal » et « souffrance » car la réflexion découlant de ce portrait m’y amène. Pourtant, dans la vie de tous les jours, savoir si je fais les choses bien ou mal n’est plus aussi déterminant qu’autrefois. Désormais, je me demande plutôt quelles sont mes zones de fragilité ou de difficulté, et comment je peux les dépasser. Aussi, je me retrouve dans les traits de l’homme décrit par François Roustang : « Il reconnaissait qu’il ne s’était pas confessé depuis de longs mois et qu’il n’en sentait aucun besoin (…). Cet état des choses lui semblait un progrès personnel, car la confession l’entretenait naguère dans la circularité inopérante d’un processus de culpabilité, alors que, désormais, il se sentait libre par rapport à la nécessité intérieure d’avouer des fautes ». 

J’ai cessé, à mon tour, de pratiquer les sacrements. Et ce, même si j’apprécierais peut-être un jour de retourner au culte pour sa dimension rituelle, ou pour le plaisir et l’apaisement qu’apporte un chœur de moines ou de moniales en prière. Il n’y a pas de doute : je suis moi aussi devenu un troisième homme, à ma façon. Il reste qu’un deuxième homme a également prise sur moi, tant je me sentirais bien plus à l’aise au milieu de coreligionnaires que je percevrais comme nettement plus ouverts à la différence, et engagés à promouvoir des services publics de qualité, ainsi qu’une meilleure redistribution des richesses matérielles.

Mais le premier homme exerce son influence sur moi encore, par exemple, du fait du dogme de l’incarnation. Oui, un être humain conçu via une « procréation divinement assistée », c’est une histoire folle. Oui, le christianisme n’a fait que s’approprier une idée ancienne selon laquelle Dieu descend sur Terre et prend forme humaine. Ces dernières années, je m’accommodais encore fort bien d’un choix que j’avais fait enfant et que je formule aujourd’hui ainsi : puisque rien n’est impossible à Dieu, pensais-je, même sans avoir de corps, il peut bien devenir le père d’un enfant.

(7) Pour être précis : à ma connaissance, le plaisir sexuel était diabolisé, Jean-Paul II l’a en partie resacralisé dans le cadre exclusif des relations sexuelles au sein du mariage traditionnel, tout autre plaisir sexuel demeurant diabolisé.

De Spiritus à Karthala-Mémoire d'un Éditeur de l'Ombre

De Spiritus à Karhala, Mémoires d’un éditeur de l’ombre, Robert Ageneau, Paris, Karthala, 2021

Promouvoir une théologie « libérale »

Parce que j’ai rencontré Robert, j’ai pris conscience d’une chose qui, rétrospectivement, me paraît vertigineuse : la lecture symbolique voire poétique que je faisais du récit biblique des origines, voilà que, sans même m’en rendre compte, je refusais de l’appliquer au récit de la naissance de Jésus. Et ce, depuis des années ! Quelle cohérence y avait-il à cela ? Pourquoi donc ce refus délibéré de réduire au symbolique le récit de la naissance de Jésus ? Je m’étais déjà confronté à l’idée que la vierge à l’enfant était un thème repris à l’Égypte ancienne, et christianisé(9), mais j’avais soigneusement rangé ce souvenir dans un tiroir mémoriel afin de ne pas trop y penser. Robert, au fil de nos entretiens, l’a fait resurgir et m’a étonné de plus belle : il aurait été d’usage, au 1er siècle, de nommer « Fils de Dieu » un homme dans le but de le magnifier. Alexandre le Grand était ainsi réputé de filiation divine. Tout comme Pharaon, d’ailleurs. L’éditeur, en m’amenant à remarquer mes incohérences, vient de donner un sacré coup de cognée au premier homme demeuré en moi.

Cela dit, j’ai tant été marqué enfant par cette histoire que je doute de pouvoir échapper vraiment à la consolation que m’apporte, par l’imagination, le mythe de la filiation divine de Jésus : tel un santon de la crèche, je pourrais prendre l’enfant Dieu dans mes bras, et avec lui échanger un sourire. Sourire à la vie qui me sourit, l’existence a-t-elle un autre but que celui-ci ? Voilà un point sur lequel, en moi, chacun des premier, deuxième et troisième hommes s’accordent.

Quant à Robert Ageneau, le dogme de l’incarnation est, pour lui, de l’histoire ancienne : à la suite de Teilhard de Chardin, il n’y croit plus non plus. L’éditeur rendait régulièrement visite à son ami, le dominicain Paul Blanquart, quelques temps avant la mort de celui-ci, en février 2024. Or, le religieux a fini par convaincre Robert : faute de voir s’accomplir le retour du Christ, les auteurs des évangiles synoptiques ont été contraints de mettre par écrit la vie de Jésus. Leur intention n’était pas de tromper leur monde, mais d’utiliser les codes littéraires de leur époque pour s’adresser à leurs contemporains. De ce fait, alors que Jésus n’avait cessé de briser le carcan religieux de son temps, la religion finit par intégralement imprégner son héritage, au prix d’un paradoxe doublé d’une trahison absolue de son message. Le Jésus historique, en somme, a ainsi été capturé au profit du Jésus divinisé, lequel satisfit mieux par la suite aux nécessités des autorités religieuses. Voilà encore comment, de grand prophète d’Israël que Jésus était de son vivant, on en a fait un Fils de Dieu objet de culte.

Robert et Paul n’étaient pas d’accord sur tout. L’éditeur, lui, revendique toujours une filiation chrétienne, même devenu un troisième homme. Il se bat dans le but de promouvoir une théologie « libérale » au sein du catholicisme. « L’Église anglicane, comme les protestants, possèdent depuis longtemps ce qu’ils appellent une aile libérale : ils repensent leur foi en lien avec la modernité ». Pourquoi pas les catholiques ? En fait, les catholiques libéraux ont existé, mais ils ont subi un coup d’arrêt sur décision du pape Pie XI, en 1864, avec la publication du Syllabus

Son ami dominicain, lui, contestait l’emploi du terme « chrétien », lequel renvoie au Messie, ce que, selon lui, Jésus n’était donc pas. Paul Blanquart ne partageait pas non plus, vraisemblablement, la préoccupation de réhabiliter la théologie libérale au sein de l’institution, l’essentiel étant, à ses yeux, ailleurs.

L’essentiel – et sur ce point Robert et Paul ont partagé le même avis – est de tenter de vivre un « autre christianisme » – ou « post-christianisme » – lequel aurait cessé d’être fait de dogmes et de rites, et serait devenu une « philosophie », une « manière de vivre », un « choix humaniste qui [s’inscrirait] dans une tradition d’origine juive », mais en étant débarrassée de sa « gangue religieuse ».

J’ai accompagné Robert à l’hommage rendu à son ami au couvent dominicain Saint-Jacques, dans le 13ème arrondissement de Paris. Une vidéo de cet homme a été diffusée ce soir-là. On y voit un personnage à la bonhommie contagieuse mais sans doute un peu envahissante, raison pour laquelle je me suis demandé comment je me serais senti en sa présence : je le sais, les fortes personnalités ne me mettent pas toujours à l’aise, sûrement parce que je les jalouse un peu. Quoiqu’il en soit, la façon avec laquelle Paul Blanquart parle de sa foi sur cette vidéo m’inspire. On traduit mal le tétragramme YHWH. Ce n’est pas « Je suis celui qui suis », ose-t-il, mais « Je serai ce que je serai ». « C’est une aventure ! »

(8) Selon le mythe biblique, en effet, c’est le serpent qui a trompé Ève (Gn 3, 4).

(9) Celui de la déesse Isis avec l’enfant Horus.

Sur la fin du célibat obligatoire pour les prêtres

Du premier au troisième homme, multiples sont ainsi les questions auxquelles Robert se confronte. Mais il en est tout de même une qui m’apparaît comme un fil rouge : celle du rapport au corps. On l’a vu, l’ancien missionnaire spiritain vira vers le deuxième homme notamment à mesure qu’il changea de regard sur la sexualité. Ensuite, si le passage au troisième homme est dans son cas largement déterminé par la remise en cause des dogmes, il se trouve qu’une question disciplinaire, liée là encore à la sexualité, a fort possiblement fait office de déclencheur en vue de ce basculement.

À ce stade de la démonstration, il faut s’imaginer que Robert, en tant que directeur de la revue Spiritus, a lui aussi signé et publié un texte qui lui a valu une remontée de bretelles de sa hiérarchie. À la suite de quoi il a démissionné, puis quitté sa congrégation missionnaire. Cet article-là a joué, dans la vie de l’éditeur, le même rôle que le Troisième homme dans celle de François Roustang.

Sexualité et foi. C’était le titre de sa réflexion parue en 1974. « Je l’ai écrite dans le but de poser la question de la fin, pour les prêtres et les religieux, du célibat obligatoire », explique Robert. J’ai lu cet intéressant travail. J’ai notamment été marqué par un passage où il se demande pour quelles raisons les autorités vaticanes et les évêques refusent délibérément d’ouvrir ce débat. Il envisageait alors trois hypothèses – que je formule ici avec mes mots : un, la crainte d’un schisme ; deux, le souci de préserver le pouvoir du clergé ; trois, une phénoménale incapacité à comprendre le monde contemporain. Laquelle de ces trois pistes prévalait, se demandait-il aussi, sans donner de réponse à son lecteur sur ce point.

Cinquante ans après cette publication, je l’interroge : avait-il à l’époque une idée de cette réponse ? « Non », affirme-t-il. Et aujourd’hui, votre conviction est-elle faite ? « Oui, c’est pathologique ! » Les clercs chercheraient à préserver leur pouvoir. « Deux exemples récents : à la suite du synode sur l’Amazonie, en 2020, le pape François a renoncé à laisser des hommes mariés devenir prêtres, alors que la majorité des évêques participant au synode s’étaient prononcés pour. Rebelote dernièrement, Rome tentant d’empêcher les catholiques allemands, en « chemin synodal », de remettre en cause le célibat des prêtres ».

L’analyse de Robert m’amène à considérer à quel point doit souffrir un prêtre qui penserait trop librement, tout en ayant l’ambition de devenir évêque. Celui-là devrait se montrer extrêmement prudent avant d’affirmer ce qu’il pense, sous peine d’être perçu comme s’écartant trop de la ligne romaine et mis de côté, son nom n’étant alors jamais proposé parmi la liste des candidats à l’épiscopat. Voilà comment la verticalité de l’institution vaticane coupe l’herbe sous le pied aux velléités de réforme les plus résolues. Sur ce point, aussi proche soit le pape François des milieux populaires et de la pastorale engagée auprès des migrants et des personnes LGBT, il passe son temps à ménager l’aile conservatrice de l’Église.

L’histoire ne dit pas si un prédécesseur de François, le pape Paul VI, lut l’article de Robert paru dans Spiritus. On sait, en revanche, que ce souverain pontife eut entre les mains celui de François Roustang. Le Troisième homme causa, dit-on, une grande tristesse à l’évêque de Rome. « Si c’est à cela que sert le concile, faisons machine arrière ! », aurait-il pensé. De là aurait germé la rédaction de l’encyclique interdisant l’usage des moyens de contraception aux couples catholiques(10), formidable contrepied à la tendance qui prévalait jusque-là du fait de la convocation du concile. Cette décision, inspirée par le constat du phénomène du « troisième homme » et prise pour le freiner, à l’inverse, n’a fait que l’alimenter depuis ! Jusqu’à désormais concerner y compris quelqu’un comme moi. Merci donc Copernic, Galilée et Darwin. Merci aussi François Roustang et Robert Ageneau. 

Quant à ce dernier, aurait-il poussé sa révolution copernicienne jusqu’à choisir, pour épouse, une femme portant le même prénom que le savant polonais défenseur de l’héliocentrisme ? Nicole…

(10) Humanae vitae, 25 juillet 1968.

QUELQUES DATES

23 août 1938 : naissance à Saint-Michel-Mont-Mercure, le 23 août 1938 (aujourd’hui situé dans la commune de Sevremont, en Vendée).

Septembre 1950 : rentrée en 6ème au petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers.

Septembre 1953 : rentrée en 3ème au séminaire des Herbiers, qui deviendra le collège Jean XXIII.

Septembre 1956 : entrée au noviciat de la congrégation du Saint-Esprit, à Cellule (Puy-de-Dôme).

Septembre 1958 – juillet 1961 : 3 années de philosophie à l’Université grégorienne de Rome (tenue par les jésuites).

Juillet 1961 – janvier 1963 : service militaire au 56ème régiment d’infanterie à Lons-le-Saunier (Jura).

Septembre 1963 : retour à Rome, à l’Université grégorienne, pour 4 années de théologie.

1968-69 : enseignement de la théologie fondamentale à un petit groupe d’une dizaine d’étudiants de première année au séminaire spiritain de Chevilly-Larue, près de Rungis (banlieue sud de Paris).

1970-1974 : direction de la rédaction de la revue Spiritus.

11 juin 1975 : création des éditions L’Harmattan avec Denis Pryen.

24 juin 1980 : création des éditions Karthala.

2015 : création de la collection « Sens & Conscience », aux éditions Karthala, placée sous la direction de Robert Dumont.

Février 2023 : publication des mémoires de Robert Ageneau aux éditions Karthala, sous le titre De Spiritus à Karthala : mémoires d’un éditeur de l’ombre.

Le site web des Éditions Karthala: https://www.karthala.com/

Et bien sûr un immense merci à Robert pour sa précieuse collaboration mais aussi pour son extrême gentillesse et son patience !

Robert Ageneau Du Premier au Troisième Homme

Auteur/autrice

Guilhem Dargnies

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